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Article publié dans le n°1047 (16 oct. 2011) de Quinzaines

Est-ce parce que Shumona Sinha est d’abord poète que son deuxième livre est à multiples sens, qu’il suggère plus qu’il ne détaille, qu’il adopte une forme allusive et non le langage précis du journalisme et du document pour décrire l’univers éprouvant des demandeurs d’asile ? Certainement.
Shumona Sinha
Assommons les pauvres !
Est-ce parce que Shumona Sinha est d’abord poète que son deuxième livre est à multiples sens, qu’il suggère plus qu’il ne détaille, qu’il adopte une forme allusive et non le langage précis du journalisme et du document pour décrire l’univers éprouvant des demandeurs d’asile ? Certainement.

Nous voilà en présence d’un livre original, dont le propos est riche, constamment contredit par l’auteur, qui ne se contente pas de vérités toutes faites, de propos et pensées à la mode, bienséance de mise face aux misères des autres mondes.

Dure lucidité. Et souvent mal comprise par ceux qui, pareils à elle, viennent de loin, à la recherche d’un monde meilleur. Elle est semblable et différente. Toute la question est là – le nœud, qu’elle essaie de défaire, de son appartenance et son rejet. C’est passionnant et réjouissant. Qui ose dire ce qu’elle écrit, ce qu’elle éjecte ? Comme la Catherine de Pierre Jean Jouve (dans Hécate et Vagadu), elle crache sa vérité et même sa haine. Envers la violence, faite à elle et aux autres, envers le mensonge et sa nécessité, envers les misérables dont elle ne veut pas être, envers elle-même qui n’a pas su, qui ne sait pas trouver la juste voie. Mais la voix juste, elle l’a trouvée, avec ce livre.

Qui est cette jeune femme ? Elle est jeune, en effet, née en 1973, à Calcutta. Elle a commencé par la poésie, celle qu’elle écrit et celle des autres, qu’elle rassemble dans des anthologies. C’est ainsi qu’elle traduit des poètes français, en collaboration avec Lionel Ray, dans sa langue d’origine, le bengali ; qu’elle commence à entrer en relation avec le milieu littéraire et poétique parisien. Arrivée à Paris en 2001, outre les anthologies, elle écrit et publie un roman (1). C’est son expérience de traductrice à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (l’Ofpra) qui fournit la matière de son deuxième livre. Lequel lui vaut d’ailleurs la perte de son travail. On lui reproche de nuire à « une institution qui s’efforce de traiter les demandeurs d’asile avec respect et dignité ». La vérité, comme on le sait, n’est pas toujours à dire. Oui, mais quelle vérité ? C’est justement cette dernière qui est si difficile à attraper. Par les requérants eux-mêmes d’abord (ainsi nomme-t-elle, nomme-t-on les demandeurs d’asile), qui doivent prouver, par leurs récits, le bien-fondé de leur demande et correspondre aux différents critères d’acceptation – leur vie souvent n’a rien à voir avec ce qu’ils racontent. Par « l’officier » qui interroge (fonctionnaire de l’Office), qui est chargé de démêler le faux du vrai. Par l’interprète, qui doit transposer, plutôt que traduire, un récit maladroit, souvent mensonger, plein de trous, et par là même qui endosse une responsabilité inquiétante. Doit-il, doit-elle orienter le récit vers une version conforme à ce que l’administration souhaite, pour accorder l’asile ?

Shumona Sinha semble s’y refuser. Elle traduit ce qui est, ce qui sort de la bouche des errants, elle compatit et elle déteste, elle rêve d’eux, la nuit, elle souffre d’eux et s’en démarque. Pour ne pas retourner à son point de départ ? Elle qui a tout quitté, a rompu chaque lien, la voilà revenue, non pas à la misère qu’elle n’a jamais connue mais aux Indiens de l’Inde, aux Bengalis, et à tous ceux qui leur ressemblent, pauvres venus d’Asie, d’Afrique, d’Europe de l’Est… qui rêvent d’Occident.

Pour faire comprendre, rendre tangible, ce qui la rend semblable aux autres, ce qui la rend fragile, en dépit de l’aisance matérielle, de la culture dont elle jouit, Shumona Sinha a construit son récit en miroir. D’ailleurs à maintes reprises, elle évoque les miroirs dans lesquels elle demande à se voir. Elle, dont le travail consiste à écouter les autres, à être le témoin des interrogatoires, elle doit à son tour expliquer à un homme de police son parcours et ses actes, ses sentiments et ses motivations, car elle s’est livrée à un acte condamnable. Un homme l’interroge, un certain Monsieur K. Le procès n’est pas loin, même si la victime, c’est elle ; mais expliquer, chercher à démêler le vrai du faux de sa conscience, ou de sa non-conscience, n’est-ce pas aussi le rôle de l’écrivain qu’elle rêvait d’être et qu’elle est devenue ? Là est donc sa conquête, celle de la liberté : sa parole, loin d’être contrôlée par un pouvoir bureaucratique, est ce qu’elle veut qu’elle soit.

Revenons à l’intrigue, à la forme adoptée. Quel est le crime de l’héroïne ? Pourquoi doit-elle répondre, dévider son histoire au fonctionnaire de la police ? Parce que, comme dans le poème en prose de Baudelaire, à qui elle emprunte son titre, elle agresse un pauvre hère – elle a cassé, dans le métro, une bouteille de vin sur la tête d’un homme venu de son Bengale natal, et qu’elle avait, probablement, rencontré à l’Ofpra. Voilà la part la plus originale du livre. Loin de sombrer dans la sentimentalité, de rigueur dans un monde effrayant, elle refuse la bonne conscience facile, momentanée, elle refuse de s’attendrir, d’être patiente et de donner le change. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir peur d’elle-même, d’osciller entre deux attitudes, par exemple vis-à-vis d’un mendiant de la rue : « Je ne me souviens plus si j’avais eu envie de donner un coup de pied à cette masse de chiffons noirs ou de la redresser, de l’aider à s’asseoir droit. » Ou bien : « Je ne sais plus comment ne pas défendre les hommes de mon ancien sous-continent. »

La misère, le malheur nous font peur. Qu’ils ne déteignent pas sur nous ! Il fallait le courage et l’audace de le dire, d’exprimer le trop-plein de la fureur et de la honte, de l’impuissance qu’ils inspirent. 

« L’avenir est dans la main des mots. Dans le creux du récit. » Gageons que l’interprète Shumona Sinha devenue écrivain a un bel avenir devant elle. Le langage est son fort, d’autant qu’elle en est devenue maîtresse. ❘

  1. Fenêtre sur l’abîme, éd. de la Différence, 2008.
Marie Etienne

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