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Un poème à l’eau

Que retient un «cahier d’eau» ? L’éternité vécue de l’enfance s’y fragmente avant de s’effacer.
Germain Tramier
Le cahier d’eau
(Cheyne)
Que retient un «cahier d’eau» ? L’éternité vécue de l’enfance s’y fragmente avant de s’effacer.

« Il pleut ? // c’est de l’enfance à l’acrylique ». Le poème liminaire établit un lien entre poésie et peinture à l’eau. Au fil des pages, des fragments de paysages apparaissent, peints à l’eau : la pluie, la jeune Loire, une piscine, et sans doute des larmes. L’ensemble du livre apparaît comme la construction de ruines imaginaires, un adieu au passé de l’enfance qui peu à peu se dissout dans la mémoire.

Des vers courts introduisent des scènes brèves et lacunaires. La mémoire s’est écartée d’une restitution complète, les impressions sont livrées dans une langue simple, au présent le plus souvent. Des personnages parcourent le récit : « voisine », mot utilisé sans déterminant, comme un nom propre, la compagne de jeu ; les grands-parents, ou « vieux-parents », parfois avec leur prénom ; les parents, le petit frère, d’autres encore. Les lieux sont nommés, entre l’Ardèche des vacances et l’hôpital d’Avignon.

L’été chez les grands-parents représente la période heureuse où le temps semble immobile : pourtant l’enfant observant la métamorphose des têtards ou la longue agonie des anguilles pêchées pourrait découvrir alors ce qu’est le temps qui passe et la mort inéluctable.

Organisant des courses d’escargots, il apprend, avec « voisine » aux jambes nues, les différences de genre de façon très imaginative : « les bave-lactée des anges / les clairs c’est les filles / et les sombres sans fourrure des hommes ».

Dans Le Cahier d’eau, nous voyons se déplier d’abord des éléments qui font le corps étendu de l’enfant : sa famille proche, la maison et les amis. Le paysage se confie à la solidité d’une falaise et d’un « grand-père fée » au nom minéral, Pierre.

Mais l’été de grande liberté est trompeur : « ils croient que tout est éternel // et l’éternité rayonne ». C’est qu’« ils » ne comprennent pas certaines évidences :

Il s’est coupé sur une feuille vierge
une arme blanche, sa dent de lait
son sang était un trou dans cette fleur
et c’étaient les larmes chaudes
d’une grenouille en terre 

Les deux dernières parties introduisent brutalement la découverte du temps qui se met en mouvement. L’enfant est confronté à la maladie du grand-père puis à sa disparition. Pierre souffre loin, à Avignon, « vers l’entrepôt de lits blancs ». Alors, au passé, les gestes du grand-père sont auscultés. Autrefois, il donnait la mort à des anguilles, des insectes parasites : « Pierre brûlait les bêtes ». Mais voilà que la situation se retourne :

Il est couché depuis des mois
Pierre Tramier doit marcher c’est dit
ce soir on le conduit sous les platanes
dans les buissons bourrus
et les enfants sentent bien
qu’on ne sort promener que les chiens 

Le grand-père, qui proclamait « qu’on devait boire pour fleurir », meurt « pour compenser / son bon vécu ». L’affirmation « on a mangé la vie / on s’en est mis partout » résiste-t-elle à « la nuit la / pas belle nuit » où sonne le téléphone annonçant la fin ? C’est toute l’inconscience de l’enfance qui s’effondre :

on saute à la corde
on ne sait pas
dans quoi
le pied claque 

Un « grand-père fée » peut-il ainsi entièrement s’effacer ? Le « cahier d’eau » est-il ce « cahier trempé / dans la cour quand il fait moche » ? Impossible de le ranger, tout comme le « cadavre » du grand-père toujours présent dans la mémoire. Pourtant que reste-t-il de lui, matériellement ?

Ses cheveux brûlés
depuis dix ans
[…]
où est-ce qu’on les a jetés
avec les bouchons
la purée, les vieux habits
il reste encore du grand-père dans les bennes
à ordures, dans les déchets
dans la mer 

Pour les enfants, la vie continue, mais ils savent maintenant que rien n’est éternel, même si leur cœur est « une pompe qui va tenir / longtemps après la destruction / de leur grand-mère ».

Comme l’écrit Emmanuel Echivard dans sa préface, Le Cahier d’eau est un « tombeau » poétique pour le grand-père du poète, mais c’est aussi bien sûr le poème de la découverte du temps.

À la dernière page, nous lisons : « C’est ici que ça commence ». La mort du grand-père et l’arrêt de l’écriture marquent l’entrée dans un autre temps où l’on a conscience de ne sortir du silence que pour y retourner.

Isabelle Lévesque

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