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Marc Le Gros, drôle d’oiseau !

Décidément, il n’est pas question d’enfermer Marc Le Gros ! Lui dont on connaissait les débuts sur les traces d’André Breton et de Georges Perros, lui le poète de l’estran qu’il a quasiment inventé en littérature (comme on invente un trésor), lui encore qui a souvent dit et écrit son amour pour l’Italie, ses petits villages et ses grands peintres, le voici engagé, depuis plus de vingt ans maintenant, dans une sorte de recension des oiseaux qu’il a croisés dans sa vie d’Armoricain voyageur. Aujourd’hui, c’est aux sternes et à quelques autres espèces réunies dans Derniers oiseaux qu’il prête sa plume.
Marc Le Gros
Sternes (E.S.T.)
Marc Le Gros
Derniers oiseaux (E.S.T.)
Décidément, il n’est pas question d’enfermer Marc Le Gros ! Lui dont on connaissait les débuts sur les traces d’André Breton et de Georges Perros, lui le poète de l’estran qu’il a quasiment inventé en littérature (comme on invente un trésor), lui encore qui a souvent dit et écrit son amour pour l’Italie, ses petits villages et ses grands peintres, le voici engagé, depuis plus de vingt ans maintenant, dans une sorte de recension des oiseaux qu’il a croisés dans sa vie d’Armoricain voyageur. Aujourd’hui, c’est aux sternes et à quelques autres espèces réunies dans Derniers oiseaux qu’il prête sa plume.

De format carré, les deux ouvrages frappent d’abord par leur élégance aérienne. Dialoguant finement avec les dessins de Maria Mikhaylova pour Sternes et les peintures d’Henri Girard pour Derniers oiseaux, les poèmes se développent et évoluent sur l’espace blanc du papier glacé comme de beaux oiseaux dans un ciel pur. Ouvrir l’un des deux ouvrages, c’est ressentir presque physiquement un appel d’air ou d’art, c’est entrer dans une sorte d’aventure immédiatement poétique, car ces trois-là, le poète et les deux artistes, parlent manifestement la même langue, celle des oiseaux[1].

On sait que dans les milieux ésotériques (que l’auteur a pu approcher au moment de sa thèse sur Arcane 17 – ouvrage d’André Breton qui doit son titre à la dix-septième lame du tarot), cette langue des oiseaux était le nom donné à une langue cryptée. Le sens livré par la lecture pouvait être augmenté d’un deuxième sens, secret, perçu par l’ouïe seulement (par exemple, quand nous lisons « la mort » nous pouvons aussi entendre « l’âme hors »). Et même si ces préoccupations hermétiques sont moins marquées que dans sa superbe Tétralogie des oiseaux du halage (2020), on en trouve toujours quelques traces dans les pages publiées ici. Dans « Étourneaux » notamment, première partie de Derniers oiseaux. Cela sonne comme une sorte de rappel amical de cette possible dimension du texte : oui, la langue des poètes et celle des oiseaux selon les alchimistes entretiennent d’étranges liens, une même conviction qu’il faut entendre les mots et les vers dans une pluralité de sens, un jeu en même temps ludique et sérieux. Dès les premières lignes, l’écrivain nous prévient : « L’esprit circule, / Hermétique et joueur » en ce mois de février où reviennent les étourneaux qui découvrent « le ver [le vers] délicieux dans le fruit. » C’est sans doute ainsi que l’on doit appréhender les expressions populaires, voire les termes grossiers, qui émaillent les poèmes. Ces vocables inattendus ne sont jamais bien loin d’un sens à prendre au pied de la lettre ou dans la proximité d’une allusion cultivée.

N’allons pas pour autant croire que les oiseaux de Marc Le Gros soient des abstractions, de simples prétextes à jeux de mots et autres embardées verbales. Au contraire : « ces petits absolus de l’air et des arbres » comme il les nomme plaisamment sont tous situés dans l’espace et le temps. Ce sont les oiseaux que Marc Le Gros voit en sortant de chez lui, près de Quimper, ou d’autres qu’il suivait du regard dans la baie de Morlaix de son enfance, ou bien encore, mais plus rarement, des espèces aperçues lors d’un voyage (le martin-pêcheur de l’Inde, qu’il compare drôlement à celui que l’on trouve sous nos climats). Nul ovipare imaginaire, chez lui, aucun être volant que l’écrivain n’ait observé directement...

Ne devant rien aux trop communs dictionnaires de symboles, chacun d’entre eux lui inspire des commentaires, des sentiments propres, issus d’un imaginaire tout personnel. Le pigeon suscite en lui par exemple une aversion aussi franche que drôle (« J’ai toujours haï le pigeon / Ses amours ridicules / Son vol à claques comme on dit d’une tête / Le pigeon, même ses jeux sont cons […] » – où le lecteur est sans doute autorisé à entendre une réécriture parodique du fameux vers de Jean de La Fontaine : « Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre ») mais l’écrivain éprouve beaucoup d’indulgence pour les sanderlings. Ces bécasseaux piquent du bec le sable à marée basse comme le prosateur fait son livre en plantant ses menus mots dans le blanc de la page. Le pivert pour sa part l’éblouit parce que c’est une ode à la vie à l’état naissant, un être de tous les matins ; en revanche, les mouettes, qui ont perdu la blancheur qu’il leur accordait dans son enfance, sont devenues des incarnations de la grisaille de notre époque, « Mégères casquées d’humeur / Éraillant les vasières, rouillant l’écume sale ».

Dans son « Avant-dire » à Derniers oiseaux, Marc Le Gros revendique « la disparate […] criante mais voulue » de ses textes, tant en ce qui concerne les espèces que les paysages concernés. Le lecteur serait pourtant en droit de percevoir dans maints d’entre eux, à mots couverts, le fil de l’enfance qui reste dans la mémoire, quoiqu’elle se soit irréversiblement éloignée, et de la mort qui approche (au moment où l’auteur, né en 1947, sent peut-être l’ombre de son aile l’effleurer). Sternes, publié à part, en est un exemple éclatant. Le ton s’y fait plus violent, plus pathétique aussi. Le propos prend de l’ampleur. Il ne s’agit pas seulement des sternes – dont le nom n’est d’ailleurs prononcé que dans le dernier tiers du poème – mais de la vie, « ce fil sur lequel on marche / Où tremble un temps qui ne passe pas ». La voix s’enfle encore pour évoquer la substance même de nos existences : « Ô le sang, le sang, la guerre, la guerre / Comme le premier état de la matière ». Dans l’espace large du ciel qui est aussi un rassemblement d’époques différentes (on songe à ces tableaux du Moyen Âge montrant sur un même panneau plusieurs âges de la vie d’un homme, roi ou saint), les sternes sont des lames d’une blancheur trop pure qui « brûle les yeux », « une lumière dans la mémoire », un couteau qui menace la ligne de vie. Tantôt, à marée basse, elles se trouvent du côté du calme, du silence, de la somnolence et du rêve, de l’enfance douce et blanche, tantôt, quand la mer monte, elles nous rappellent la réalité, elles ont « la colère brève, la / Jouissance / Sèche / Une phrase courte / Une corde qu’on tend dans l’air acide / Toute prête à craquer ». Sternes est un poème sur le temps qui passe aussi froidement que difficilement et ces cousines des mouettes rappellent à l’auteur aussi bien des souvenirs tendres de l’enfance que l’imminence de la mort qui rôde partout, dans un repli de terrain, sur un îlot où elles se tiennent à la frontière de l’eau et de l’air, au-dessus d’un tumulus, dressé dans le paysage, à Barnenez…

Dans l’« Avant-dire » de ses Derniers oiseaux encore, Marc le Gros écrit qu’il a échoué à rendre compte, comme il en avait initialement le projet, de l’écart, des différences entre les espèces qu’il traitait (« au terme d’une très improbable approche cratyléenne » qui n’est pas sans faire penser à la poétique de Francis Ponge – une « rhétorique par objet »). On pourrait contester cet autodénigrement, par exemple en affirmant que la brièveté du texte « martin-pêcheur » exprime assez exactement la rapidité du passage de cette boule de plumes colorées au ras de l’eau. On pourrait également insister sur le charme des digressions matérialisées par de nombreuses parenthèses et quelques éclatants coq-à-l’âne dans ce poème, « Étourneaux », aussi imprévisibles et fascinantes que cette murmuration bien connue de l’amateur. On devrait surtout souligner combien ces vers libres, souvent courts, ajourés par le blanc de la page, donnent de l’air au texte, combien les nombreux contre-rejets (encore plus fréquents que les rejets pourtant abondants) procurent à la lecture ce léger déséquilibre propice au mouvement, à l’envol, à ce voyage entre sol et ciel, enfance et sénescence, vie et mort auquel nous invite sans pathos Marc Le Gros.

[1] Signalons trois autres petits ouvrages que publient en même temps les éditions E.S.T. et qui témoignent eux aussi, quoique sous une forme analytique cette fois, du même goût pour le mariage des arts et du texte : une étude de J.-K. Huysmans, Félicien Rops, l’œuvre érotique, un Soutine signé par Élie Faure et Waldemar George ainsi qu’un Nietzsche et Wagner rédigé par Marcel Beaufils.

Thierry Romagné

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