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Un roman extrême

Article publié dans le n°1111 (01 sept. 2014) de Quinzaines

Quelle langue écrire pour dire aujourd'hui la « Matière de France » Et qu'est-ce que cette « Matière de France » ? Dans "Chant furieux", son premier roman, Philippe Bordas donne ses réponses, en paragraphes rageurs, comme on part à l'assaut. « Furieux », indique le "Trésor de la langue française", veut dire entre autres : « qui porte à un degré extrême ».
Philippe Bordas
Chant furieux
Quelle langue écrire pour dire aujourd'hui la « Matière de France » Et qu'est-ce que cette « Matière de France » ? Dans "Chant furieux", son premier roman, Philippe Bordas donne ses réponses, en paragraphes rageurs, comme on part à l'assaut. « Furieux », indique le "Trésor de la langue française", veut dire entre autres : « qui porte à un degré extrême ».

Et c’est donc la langue écrite tout au long de ces cinq cents pages qui est portée à un degré extrême. Cette langue trouve son énergie chez Saint-Simon, solitaire et reclus de Versailles, chroniquant la cour. Mémos, le narrateur, autre solitaire, est photographe, « docteur ès nuits ». Il sait tirer parti de l’obscur, y trouver la lumière la plus ténue. Un éditeur lui a commandé un livre somme sur Zidane. Tout commencera à Madrid en 2006, pour l’ultime match au stade Santiago-Bernabéu, et s’achèvera à Berlin par le double coup d’éclat du joueur : une « panenka », manière très risquée d’inscrire un penalty, et un « coup de boule » qui lui vaut expulsion immédiate et entrée dans la légende noire. Entre-temps, le footballeur aura marqué les esprits par ce retour au plus haut niveau ; lumière et ombre, il est l’homme de cette Coupe du monde.

Les quelques matchs de la rédemption, Mémos les raconte à Wakami, un ami aveugle. Il se fait aède et rapporte. Zidane est un champion, mais aussi un héros populaire, comme Edmond Dantès. Tous deux, natifs de Marseille, sont issus d’un milieu pauvre. Tous deux accèdent à une forme de noblesse, l’un par le nom qu’il se choisit, l’autre par l’allure et le style. Zidane retarde le moment de marquer, aime les beaux gestes plus que le résultat : « [Il] accomplit ses facéties sans cap certain, posé sur une émotion d’air et de vent. Cette façon saturnienne de flotter et vipérine d’aller. Ce naturel à piéger l’autre sans l’envisager ». Mémos raconte la dernière soirée madrilène, peignant toute la famille du footballeur comme l’aurait fait Goya de la famille royale, dans cette intensité du noir qui rend la toile lumineuse.

Et puis Monte-Cristo comme Zidane reviennent lentement pour accomplir une vengeance. Certes, celle du héros de Dumas est autrement fondée que celle du footballeur, que l’on croyait vieilli, affaibli par les blessures, incapable de revenir, et raillé pour cela. Le match contre l’Espagne, remporté haut la main grâce au concours des compagnons « blackos » de toujours, a quelque chose des vieilles guerres médiévales, et « Ziz d’Arc » fait un grand chef, comme Mémos le raconte à Wakami : « Il les a envoûtés, c’est comme je te dis, j’y étais, j’ai vu, une possession chamane, il est monté en magie, il s’est hissé en chamanerie et les a rendus forts, il les a haussés de soir en soir, rien qu’en leur parlant. »

Réduire Chant furieux à un portrait de Zidane en condottiere serait une grave erreur. Ce d’autant plus que le narrateur, éduqué par des maîtres « situs », voit d’abord dans le football un opium délétère. Il n’est qu’à lire les épisodes drolatiques comme celui consacré au cadeau d’un sponsor automobile pour le ressentir : dans un vallon castillan, des footballeurs millionnaires jouent avec des 4x4 comme des gamins, cassant sans vergogne le jouet à cent mille euros. On le sent aussi dans quelque trait qui poivre le portrait. Ainsi de footballeurs brésiliens, compagnons au Real Madrid : « Suzerains en pantalons flaccides, désinvoltes et lascifs, richissimes et mal courtois, ils ne laissent à dialoguer que les cils mi-clos et les mâchoires en stupeur sur le chewing-gum. » Mémos, à l’exemple de Philippe Bordas, auteur de Forcenés, préfère la geste du cyclisme, sport qu’il a longtemps pratiqué.

La figure de Zidane se distingue parce qu’il incarne les « zoniers ». Exclus des grandes villes, ces enfants ou adolescents viennent de partout : « Nous surgissions entre Magenta et Dunkerque, hâtés en maturation sous la verrière haute, puceaux étroits sous les statues de suif des républiques, corniauds toutes races et confessions, lâchés dans le monde bonapartien, hardis petits, intimes des ciments, cette farce, afro-latins et kabylo-bambaras, nos faces bistre et brune, gallo-laotiens et sahelo-valoisiens ».

Les conflits lointains ne les ont pas encore divisés en communautés. Comme l’écrit Mémos, « maintenant les zoniers sont haïs du pays et deviennent haineux, tant haïs se grisent d’haïr ». On efface tous les signes d’une identité locale, ne serait-ce qu’en donnant aux trains qui mènent à Gonesse ou à Sarcelles des noms comme ZURX ou KLUGS. Ces villes, bâties en damiers que l’on contrôle aisément, se sont développées sur des schémas coloniaux. Elles étaient cette campagne du Valois chantée par Nerval, poète préféré de Wakami qui a appris ses poèmes par cœur avant de perdre le vue. Et ce Valois n’est pas loin non plus de la cathédrale de Saint-Denis, ce cœur de l’histoire de France puisqu’y sont enterrés les rois. À la fin du roman, Mémos se rappelle une visite nocturne de ce lieu, avec ses compagnons zoniers, aussi éblouis que lui, une visite sans doute fondatrice.

De même que Zidane impose son style par des gestes qui sont autant de paris, de même Mémos impose sa langue contre les voyageurs et autres passants qu’il croise Gare du Nord, lieu de ses déambulations psychogéographiques, en compagnie de Wakami : « Les employés du tertiaire supérieur ne sont pas moins grossiers que les petits fossiles du lutécien inférieur désenfouis des sables coquilliers. Des tronçons de basic english et de pig latin volettent dans l’air. Ils parlent d’horrible façon comme des diglosses et plient la nuque sur le cellulaire, les oreilles cassées de leur propre patois. Farauds à fil dans l’auricule, ils ont oublié la langue native autant que les fricasseurs de la langue d’envers. Ils cochonnent le français de rognures d’anglais, sans honte à lâcher leurs sabirs d’argent à la face des traîne-souliers. L’argent rutilant du commerce soufflette la face des claque-faim. »

Chant furieux est un roman et un manifeste. Il chante une ville qui perd sa dimension poétique, la chante jusque dans les tréfonds de la Gare du Nord, hantée par les zoniers et exclus de toutes sortes poursuivis par les vigiles, mais aussi fréquentée par les « brunes d’ultra-sud ». Il dit son amour d’une langue incandescente, celle de Joinville chroniquant Saint-Louis, celle de Saint-Simon « taupier » de Versailles, celle de Céline qui mêle le sordide au sublime. On ne peut que rejeter en bloc ou se sentir conquis. C’est le pari du joueur que Philippe Bordas est aussi.

Norbert Czarny

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