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Une curiosité historique

Avoir en 2014 un arrière-grand-père né en 1794 et Heinrich Heine pour arrière-grand-cousin en fond de vie agrémente les choses et rend original, à peu de frais. C’était la bourgeoise juive de Ha...

Avoir en 2014 un arrière-grand-père né en 1794 et Heinrich Heine pour arrière-grand-cousin en fond de vie agrémente les choses et rend original, à peu de frais. C’était la bourgeoise juive de Hambourg, convertie au protestantisme au milieu du XIXe siècle, musicienne et comme il faut. Un grand oncle, nommé Otto, qui avait épousé Jenny Lind, la cantatrice surnommée « le rossignol suédois », composait des cantates pour la reine Victoria. Dans cette bourgeoisie-là, on se mariait sur le tard, si bien que mon père naquit en 1873. D’un coup, on plonge dans un autre temps, celui en apparence prospère et bientôt pris de folie de l’empire wilhelminien. L’enfant en entendait parler tous les jours. ll y avait un sabre, une croix de fer et surtout « l’oncle jaune » sur la crédence. Hambourg était tout proche avec ses Fleete (canaux) aux maisons de brique rouge dont les fenêtres se rabattaient vers le dehors. D’un côté, le port sur le grand fleuve, déjà maritime, et, de l’autre, le vaste élargissement de l’Alster, surmonté des cinq grandes flèches dont on s’étonnait qu’elles pussent monter si haut.

Mon père avait des Schmisse, des cicatrices sur les joues, c’était le billet d’entrée dans la Kultur pour quiconque avait l’ambition de devenir un Akademiker, quelqu’un qui avait fait des études supérieures et occupait des fonctions présentables. Il s’arrangea vers 1892 pour rencontrer Bismarck dans les bois. Il était nationaliste et quelque peu panallemand : « les autres font tout bien, mais nous on fait mieux ». Magistrat comblé et respecté, il siégeait à la cour d’appel de Hambourg, mais fut interdit d’exercice dès 1933 pour cause de « non-aryanité ». En 1938 – j’avais dix ans –, il eut la prévoyante sagesse d’envoyer ses deux fils à Florence. En 1942, il se retrouva, presque étonné, en camp de concentration à Theresienstadt, cette « ville » que « le Führer a donnée aux juifs », ville de dérision, d’insulte et de mort. Il y fut le pasteur protestant des descendants de convertis que les nazis considéraient comme juifs jusqu’à trois arrière-grands-parents baptisés. Le pedigree était établi selon l’âge des baptêmes. On nous avait pourtant dit qu’il s’agissait de race !

À son retour, il présida une commission de dénazification qui passa le plus clair de son temps à libérer les anciens Mitläufer, les comparses de seconde zone. C’était en 1946, à cette époque singulière où l’Allemagne geignait, accusée de crimes prétendument commis. Ach, mein Gott !

À l’école communale de mon village allemand, nous levions le bras pour crier « Heil Hitler » et apprenions que la célèbre Lorelei de Heine était d’un poète inconnu (Dichter unbekannt) : la plus allemande des poésies, on n’allait tout de même pas tolérer qu’elle fût écrite par un Juif !

Le comble : je vis, enfant blond aux yeux bleus, en 1934, assis sur les épaules d’un SS, passer Hitler dans les rues de Hambourg. S’ils avaient su ! En 1938, les carottes étaient cuites. Or, dans l’Italie de Mussolini, on se sentait soulagé, elle n’était pas terrifiante comme l’Allemagne hitlérienne. Une fois l’Italie de Mussolini gagnée aux lois hitlériennes, je pus, en toute légalité, avec visa de tourisme (et protections), gagner la France en 1939.

La plongée fut immédiate dans huit ans d’internat ; en deux mois, le français devint ma nouvelle langue maternelle, mes petits camarades d’internat n’y furent pas pour rien. Ce n’est qu’à travers les « cochonneries » qu’on apprend vraiment une langue. Cela ne s’arrête pas là, il y eut l’apprentissage du latin à coup de fessées déculottées, ce qui laisse des traces, au demeurant productives (tout cela, je l’ai déjà raconté à maintes reprises, notamment dans La Traversée des fleuves, Points Seuil).

Les vignettes des livres d’histoire de France et le catéchisme firent le reste (il n’y en avait pas de protestant, il fallut bien se contenter du catholique). Cette imagerie jouait un grand rôle dans l’édification de la personnalité. De plus, j’appris le « mauvais esprit », la rébellion et la désobéissance chez les grands classiques du XVIIe siècle, La Fontaine, La Bruyère, La Rochefoucauld, seules lectures autorisées .

Mais le plus important, c’était, dès 1942, l’écoute de Radio Londres, « les Français parlent aux Français ». Je savais à quatorze ans, petit Allemand, que Pétain avait soumis la France aux nazis et que c’était De Gaulle qui était la voix de la France : de quoi déjà, sans y être pour rien, alimenter tout un manuel d’histoire.

Des cultivateurs de Haute-Savoie risquèrent leur vie pour cacher un garçon de dix-sept ans qui pissait encore au lit. À deux pas de la Kommandantur. On fut comme soulevé, allégé par la Libération, cependant entachée au village par quelques pauvres filles tondues. J’y appris le silence de Pie XII sur le crime absolu et l’affaire Finaly, qui montrèrent une fois de plus l’absurdité des religions (1).

Pontoise, vers 1946, semblait sortie d’un roman de Balzac et le collège était celui des Fruits du Congo d’Alexandre Vialatte. Gérard Genette y était mon condisciple, nous allâmes voir Chartres ; par lui je fis la découverte de l’Histoire du surréalisme de Maurice Nadeau ; et celle de Gide, que je n’osai aller voir.

Avec un autre condisciple, en janvier 1947, nous avons dégagé, à Auvers-sur-Oise, la tombe des Van Gogh que la guerre avait étouffée sous un amas de lierre ; la fille des aubergistes Ravoux vivait encore. Cézanne et Van Gogh nous occupaient des journées entières.

Devenir fonctionnaire de la République française était une belle remise à flot après les noyades historiques. Elle permit de retrouver aussi une Allemagne libre et démocratique. Et la littérature par-dessus le marché, comme preuve d’existence parmi les autres humains. Tout l’enjeu était là. Mais rien n’aurait existé sans la femme, sans l’épouse, qui donna l’émerveillement d’être au monde.

  1. Les deux enfants juifs Finaly, dont les parents meurent en camp de concentration, sont confiés pour qu’ils soient sauvés à une dame catholique, qui refuse en 1945 de les rendre à leur famille. L’essentiel est qu’elle les ait sauvés, le reste est de la littérature assez obscène. Il en résulta l’affaire Finaly, qui, comme l’affaire Dreyfus cinquante ans plus tôt, divisa la France.
Georges-Arthur Goldschmidt

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