Sur le même sujet

A lire aussi

Une sale histoire

Article publié dans le n°1053 (16 janv. 2012) de Quinzaines

Il y a à peine douze ans (loi du 20 octobre 1999) que la France a admis qu'il n'y avait pas eu seulement en Algérie des « événements » ou des « opérations de maintien de l'ordre », mais une guerre. Une guerre dont, d'ici quelques mois, sera célébré le cinquantenaire de l'achèvement. Quelles formes officielles prendra cet anniversaire, entre émotion de crocodile et récupération électorale, nous le verrons autour du 19 mars. Au moins l'occasion permet-elle de faire le point, comme ce fut déjà le cas au cours du trimestre dernier lors du rappel de la sombre nuit du 17 octobre 1961 et ses quelques centaines de disparus, avant que ne s'efface la mémoire des survivants.
Yves Monnier Courrière
La Guerre d'Algérie. Coffret 2 DVD (Editions Montparnasse)
François Demerliac
Maurice Audin, la disparition. 1 DVD (Editions Montparnasse)
Il y a à peine douze ans (loi du 20 octobre 1999) que la France a admis qu'il n'y avait pas eu seulement en Algérie des « événements » ou des « opérations de maintien de l'ordre », mais une guerre. Une guerre dont, d'ici quelques mois, sera célébré le cinquantenaire de l'achèvement. Quelles formes officielles prendra cet anniversaire, entre émotion de crocodile et récupération électorale, nous le verrons autour du 19 mars. Au moins l'occasion permet-elle de faire le point, comme ce fut déjà le cas au cours du trimestre dernier lors du rappel de la sombre nuit du 17 octobre 1961 et ses quelques centaines de disparus, avant que ne s'efface la mémoire des survivants.

 


Octobre à Paris, le film de Jacques Panijel, tourné dans la foulée de la répression paponienne de la manifestation des Algériens, est donc sorti de la semi-clandestinité qui était son lot depuis cinq décennies et a pu élargir son public au-delà des militants anciens qui l'avaient découvert sur le moment lors de projections acrobatiques. On aimerait être certain que ce public s'est multiplié autant que le sujet le méritait. Comme on aimerait être certain que l'unique salle parisienne (Espace Saint-Michel) à avoir programmé à partir du 19 octobre Ici, on noie les Algériens, documentaire de Yasmina Adi, bon complément, avec ses témoignages de veuves, de la reconstitution à chaud de Panijel, ait fait son plein de spectateurs (1). Mais puisqu'il paraît que les amateurs de cinéma de 2011 sont les plus nombreux depuis le début du siècle, il n'est pas interdit de rêver.

Nous écrivions ici (QL n° 1 004, 1er décembre 2009), à propos de l'ouvrage de référence de Sébastien Denis, Le Cinéma et la Guerre d'Algérie : « Puisque la guerre n'existait pas, il n'y avait aucune raison de la montrer. Et jusqu'aux accords d'Évian de 1962, le cinéma français est demeuré allusif. » Un intéressant article du même auteur, paru dans le n° 64 (automne 2011) de 1895, revue d'histoire du cinéma, apporte un léger bémol : il révèle que plusieurs projets ont bien été lancés à la fin des années 50 ; mais les scénarios, déposés auprès de la censure militaire pour accord, ont été refusés par l'Armée, non parce qu'ils n'allaient pas dans le « bon » sens (ils étaient dus à des écrivains ou cinéastes de droite garanti grand teint), mais parce que celle-ci était incapable de prévoir l'avenir immédiat et quelle action elle serait amenée à poursuivre : apporter un soutien logistique à des films obsolètes avant la fin de leur tournage était contre-productif, mieux valait se contenter des courts métrages niaiso-pédagogiques fabriqués en interne.

La Guerre d'Algérie surgit en 1972, premier film français à traiter de façon historique de ce qui n'avait toujours pas de nom. Jusqu'alors, seul l'Italien Gillo Pontecorvo avait abordé le sujet, avec sa Bataille d'Alger, qui, quoique Lion d'or de Venise 1966, resta interdit en France cinq ans durant. Mais une décennie écoulée depuis les accords d'Évian était un délai suffisant pour revenir sur le problème, un problème qui, malgré les tabous, les non-dits, les refus, se posait encore à la France tout entière. Benjamin Stora évoque avec raison, dans un des bonus du DVD, la « génération algérienne » : toutes les familles avaient été concernées, tous ceux qui ont fait leurs premiers pas d'adultes dans les années 60 se sont construits avec l'Algérie en arrière-plan. Avec la fin des années gaulliennes, et après Mai, on pouvait jeter un oeil mieux ouvert sur les « événements ». René Vautier tourne Avoir 20 ans dans les Aurès, Yves Boisset R.A.S., cinq ans plus tard Laurent Heynemann adaptera La Question. Le film d'Yves Courrière et Philippe Monnier arrive donc à temps.

Comment fut-il accueilli à l'époque ? Il ne nous souvient pas qu'il ait suscité les emballements divers initiés par son quasi contemporain Le Chagrin et la Pitié. Le film ne prenait pas position de façon avouée (même si son producteur Jacques Perrin était marqué à gauche et si une des voix du commentaire était celle de Jacques Charby, ancien du réseau Jeanson), et s'il laissait souvent les images parler par elles-mêmes ­ massacres de Sétif, paysans abattus de sang-froid devant la caméra, entrepôts incendiés par les commandos Delta de l'OAS ­, il dressait un panorama « objectif » de cette guerre de huit ans. Chacun avait ses raisons, les Arabes de vouloir se débarrasser des honteuses conditions d'exploitation coloniales qui étaient leur lot, les Européens de s'accrocher à une terre qu'ils pensaient leur appartenir. Difficile de tenir un propos moins traditionnel : même si 1968 avait fait basculer l'époque, même si, Pompidolo regnante, d'autres enjeux étaient apparus, les plaies étaient loin d'être cicatrisées, et Courrière et Monnier ne voulaient pas faire oeuvre militante mais historique.

Revu aujourd'hui, le film a pris une force mémorielle qui ne nous était pas apparue en 1972, où tous les faits étaient encore à l'esprit. Retrouver la sarabande de ministres IIIe République, Guy Mollet, Henri Queuille, Félix Gaillard, Robert Lacoste, remettre des visages sur des noms enfuis, Lagaillarde et Ortiz ou le « quarteron de généraux félons », redécouvrir les changements de cap stratégiques du général-président, c'est là chose fort utile avant que l'on ait tout oublié. Pour qui la « pacification » n'est plus qu'une histoire de parents ou de grands-parents ­ si tant est que ceux-ci aient eu envie de la raconter (2) ­, La Guerre d'Algérie est un élément didactique passionnant, magnifiquement monté (Courrière raconte en extra la chasse aux documents, le début et la fin d'une même séquence recueillis dans des archives différentes), qui tient l'attention sans faillir 154 minutes durant. On ne peut lui reprocher que d'être ce qu'il voulait être, un ouvrage d'histoire, forcément partiel, auquel manque un point de vue « métropolitain » : la guerre était lointaine, mais Paris était également embringué, et pas seulement les cercles du pouvoir. Rien ou très peu sur la torture et le manifeste des 121, sur la lutte FLN contre MNA, les porteurs de valises, la nuit du 17 octobre, les morts de Charonne, ou même les positions politiques du PCF. Les conférences de de Gaulle étaient certes importantes, mais ce qu'ont été ces huit années au ras du quotidien continental, l'histoire officielle ne le rend pas. Et sur le plan de l'émotion ressentie, les quelques minutes d'images super-8 sautillantes de Muriel de Resnais demeurent indépassables.

D'autres titres récents viennent compléter le tableau. Par exemple, Maurice Audin, la disparition, dont le sous-titre explicite bien le propos : « La guerre d'Algérie : un crime d'État ». Car ce fut bien un crime, ni le premier ni le dernier, hélas, commis en juin 1957 : Maurice Audin était membre du Parti communiste algérien, ce qui lui valut d'être arrêté par les parachutistes du 1er REP, torturé et exécuté ­ en tout cas, on l'imagine, plutôt que disparu dans la nature après son évasion comme l'a affirmé la version militaire officielle, mensonge d'État doublant le crime d'État. Audin n'étant pas un anonyme, mais un universitaire brillant dont la thèse de mathématiques fut soutenue in abstentia six mois plus tard, sa disparition fit quelque bruit : ainsi Pierre Vidal-Naquet (présent dans ce film et dans un des bonus de La Guerre d'Algérie) écrivit L'Affaire Audin, son premier livre, qui précéda La Question d'Henri Alleg dans la fameuse collection des éditions de Minuit de Jérôme Lindon. Le film de François Demerliac revient sur tous les détails de l'histoire, les tentatives de Josette, son épouse (qui témoigne longuement ici), pour confondre les assassins, les non-lieux successifs, l'amnistie générale, tous les édredons habituellement utilisés par l'institution pour l'étouffement d'un scandale. L 'auteur a fait un travail remarquable, retrouvant des documents peu connus (entre dix autres, Témoignages et Documents, le périodique du trop oublié Maurice Pagat) ou reconstituant sur place, à Alger, le simulacre de l'« évasion » d'Audin. Les historiennes Sylvie Thénault et Raphaëlle Branche, qui allient jeunesse ­ elles n'ont pas connu 1968 ! ­ et compétence, décrivent très précisément dans les suppléments le contexte politique et social, comblant ainsi ce que le film de Courrière et Monnier laissait en friche. Maurice Audin a depuis 2004 sa place (38 mètres sur 5) à Paris, près de la Mutualité. Souhaitons que le film de Demerliac vienne doubler cette garantie contre l'oubli.

1. Citons également le téléfilm d'Alain Tasma, Nuit noire ­ 17 octobre 1961, tourné en 2005.
2. Dans La Guerre sans nom, de Tavernier et Patrick Rotman, les « rappelés » de 1956 interrogés en 1991 se confiaient souvent pour la première fois ; guerre sans nom et sans mots...

Lucien Logette

Vous aimerez aussi