A lire aussi

Une sociologue sort ses griffes. Entretien avec Nathalie Heinich

Article publié dans le n°1003 (15 nov. 2009) de Quinzaines

Directrice de recherches à l'EHESS et sociologue de métier, Nathalie Heinich est l'auteur de plusieurs ouvrages qui ont contribué à la faire connaître comme une sociologue de l'art et de la littérature. Son dernier ouvrage Le Bêtisier du sociologue a attiré l'attention de La Quinzaine littéraire qui a souhaité en savoir davantage.
Nathalie Heinich
Le bêtisier du sociologue
Directrice de recherches à l'EHESS et sociologue de métier, Nathalie Heinich est l'auteur de plusieurs ouvrages qui ont contribué à la faire connaître comme une sociologue de l'art et de la littérature. Son dernier ouvrage Le Bêtisier du sociologue a attiré l'attention de La Quinzaine littéraire qui a souhaité en savoir davantage.

Omar Merzoug – Nathalie Heinich, comment l’idée d’écrire un bêtisier des sociologues vous est-elle venue ?

Nathalie Heinich – Il s’agit d’une commande de mon éditeur, Klincksieck, qui m’a demandé d’écrire sur la bêtise. J’ai commencé par refuser, et puis je me suis laissée tenter ; et chemin faisant, j’ai réalisé qu’il y avait beaucoup de choses à dire – à condition toutefois de ne citer nommément aucun sociologue vivant, pour ne blesser personne…

O. M. – Maintenant que l’ouvrage est fait, quel en est l’intérêt ? Qu’est-ce que cela révèle ?

N. H. – J’ai moi-même appris beaucoup en l’écrivant. J’ai notamment compris la cohérence des grandes familles de bêtises qui se sont dégagées à partir de la liste qui m’est venue à l’esprit – les miennes comme celles des autres. J’ai réalisé que c’étaient des types de sophismes, ou de déformations du travail intellectuel, dont j’avais déjà repéré certains mais que je n’avais pas identifiés de façon précise. 

Outre diverses confusions sémantiques et erreurs de raisonnement, voire les manipulations intellectuelles en bonne et due forme, il y a par exemple la « croyance aux arrière-mondes », avec son cortège de fausses énigmes, de théories du complot et de quête de transcendance ; il y a aussi le fait d’avoir « quelque chose à vendre », qui me heurte depuis longtemps car je pense que le savoir ne peut être réduit à un vecteur d’opinions personnelles, d’ailleurs rarement originales ; de même, la « peur d’être seul » m’est apparue comme une caractéristique très forte du milieu intellectuel, qui se manifeste par la formation de clans, de réseaux, de cliques, sur le plan non seulement relationnel mais aussi conceptuel.

O. M. – On pense communément que la sociologie est une science humaine rigoureusement constituée depuis Durkheim, or vous nous dites qu’on croit avoir affaire à une science constituée alors que la sociologie est plus près de l’idéologie que de la recherche : je suppose que sous votre plume, ce n’est pas une boutade.

N. H. – Il faudrait évidemment nuancer. La sociologie est faite de thèses multiples dont certaines, de mon point de vue, ne relèvent pas du travail de constitution d’un savoir. Une trop grande partie de la production dite sociologique s’apparente plutôt à la mise en forme d’opinions ou de points de vue plus ou moins intuitifs, exprimés dans une terminologie sociologique. Tout mon effort – avec d’autres bien sûr – vise à sortir la sociologie des Humanités pour la rapprocher des sciences sociales : sortir d’une tradition lettrée sans appui empirique, sans enquêtes, sans procédures de validation, pour se rapprocher d’un savoir « scientifique », qui réponde à des critères de rigueur plus élaborés. Le paradoxe est que je viens d’une spécialisation – la sociologie de l’art – qui est traditionnellement assez éloignée d’une telle exigence de rigueur ; et que cette disposition va normalement de pair avec une pratique appuyée sur les méthodes quantitatives : les sociologues proches du pôle le plus « scientifique » sont, en général, des quantitativistes, qui travaillent avec des statistiques, des grosses masses de données, etc. Or je fais partie des sociologues qui font usage des méthodes qualitatives, ce qui me place légèrement en porte-à-faux. Faire ce livre était pour moi une façon de réaffirmer, d’une manière un peu différente que précédemment, qu’on peut se donner des contraintes de rigueur élevées, correspondant à une exigence dite « scientifique », même si l’on adopte une approche compréhensive et qualitative, et non pas uniquement statistique et explicative, comme c’est le plus souvent le cas.

O. M. – Venons-en au cœur de votre ouvrage : j’aimerais commencer par cette notion d’intellectuel engagé. Pensez-vous que cette notion soit une bêtise, voire plus qu’une bêtise dans la mesure où elle comporte des erreurs, des intolérances, des imprécisions, des manipulations ?

N. H. – Il y a bon nombre de confusions sur ce thème, et notamment une confusion sur les différentes postures que peut adopter quelqu’un qu’on désigne du terme d’« intellectuel » : quelqu’un qui est rémunéré pour penser. Avec Tzvetan Todorov, je crois qu’il est important de distinguer trois postures : celle du « chercheur », qui produit du savoir et non pas de l’opinion ; celle de l’« expert », qui répond à des demandes concrètes d’aide à la décision ; et celle du « penseur » qui, lui, s’autorise de ses capacités de réflexion pour livrer son opinion sur des sujets qui relèvent de la politique, ou de l’éthique. Les trois postures sont parfaitement légitimes, à condition de ne pas les confondre, et de ne pas faire passer des positions politiques ou idéologiques pour des vérités scientifiques. Le problème est qu’en France la notion d’intellectuel est une notion fourre-tout, qui justement ne permet pas de faire cette distinction, et qu’elle est en outre fortement associée, de façon très positive, à l’idée d’engagement, pour des raisons historiques bien connues. Je ne récuse pas la nécessité, pour n’importe quel citoyen, de prendre des positions politiques, et pour des penseurs jouissant d’une réputation qui leur donne accès à l’espace public, d’en faire usage pour défendre leurs convictions. Ce que je récuse, c’est l’idée que tout intellectuel, chercheur, enseignant, toute personne habilitée à manier les concepts, soit tenue d’utiliser cette capacité pour peser sur le monde politique en donnant publiquement ses opinions. Je considère tout aussi honorable l’option qui consiste à faire son travail de chercheur ou d’enseignant, pour lequel on est payé par la collectivité afin de produire et transmettre du savoir – ce qui n’empêche pas par ailleurs de faire son devoir de citoyen.

O. M. – Pour sortir des considérations abstraites, prenons un exemple concret. L’émission Loft Story est révélatrice d’une certaine propension au bêtisier sociologique, écrivez-vous. Pourquoi ?

N. H. – Je ne prends pas parti en tant que sociologue sur cette émission, qui présente évidemment tous les défauts qu’on peut imaginer, mais qui comporte aussi nombre de qualités puisqu’elle a séduit beaucoup de gens. Ce qui m’a intéressée dans cette affaire, c’est l’extraordinaire déferlement d’opinions contre l’émission qui se sont exprimées dans la presse. Or lorsqu’on a affaire à un objet qui fascine à ce point, il est peut-être plus pertinent d’essayer de comprendre les raisons de cette fascination que de porter à son encontre le énième jugement critique. Je ne dis pas que la critique ne doit pas s’exercer, mais il y a un moment où l’opinion personnelle touche à ses limites, et où il est beaucoup plus intéressant de mobiliser nos capacités de réflexion pour comprendre plutôt que pour dénoncer. Et « comprendre », ici, ne veut évidemment pas dire justifier.

O. M. – Vous épinglez aussi un certain féminisme, celui de Simone de Beauvoir, en affirmant que sa position ressortit à un naturalisme inversé, et que toute cette conception témoigne d’une solide inculture sociologique.

N. H. – Le problème n’est pas tant Simone de Beauvoir elle-même, qui a eu beaucoup de mérites sur la question du féminisme, qu’un certain usage qui est fait aujourd’hui de ses thèses, consistant à affirmer que puisque la différence des sexes n’est pas naturellement fondée, elle serait arbitraire et que, partant, on peut s’en passer, et même qu’on doit s’en passer car elle est un facteur d’inégalité (autre sophisme que j’épingle dans le livre, selon quoi toute différence serait forcément une inégalité, de sorte que pour éradiquer l’inégalité il faudrait se débarrasser des différences : erreur conceptuelle flagrante dont je comprends mal comment elle peut continuer à être faite par des gens qui sont quand même rémunérés pour penser). C’est cette position que je récuse, parce qu’elle s’appuie implicitement sur l’idée que ce qui serait nécessaire à l’humanité serait ce qui est naturellement fondé, alors que les conventions, les institutions seraient arbitraires, et qu’on pourrait donc s’en passer. Or c’est le contraire qui est vrai : l’expérience humaine est prise dans des conventions et des institutions extrêmement prégnantes, par rapport auxquelles les nécessités naturelles sont peu de chose. Il est beaucoup plus aisé de prendre une certaine liberté à l’égard des contraintes naturelles qu’à l’égard des conventions et des institutions de l’époque et du lieu dans lesquels on vit. Certes, ces conventions et ces institutions sont relatives à leur contexte, donc mobiles, éphémères, évolutives. Mais c’est justement leur capacité d’évolution qui leur donne leur force ; et elles évoluent non sur quelques années mais sur une durée beaucoup plus longue, excédant le plus souvent l’échelle d’une vie humaine. C’est pourquoi il est extrêmement naïf de penser que parce qu’une donnée serait conventionnelle, on pourrait s’en passer sans problèmes : au contraire, c’est justement parce qu’elle est le fruit de conventions, instituée par des générations d’humains socialisés, qu’elle ressortit à une nécessité fondamentale. C’est cette naïveté-là qui relève d’une profonde inculture sociologique, fréquente chez maints philosophes, aux yeux de qui, entre la nature et l’individu, il n’y a rien ; ils ne voient pas qu’entre la nature et l’individu, il y a la société, avec ses institutions, ses contraintes, avec aussi tout ce qu’elle permet, et qui constitue le tissu de la vie commune.

O. M. – Dans un de vos chapitres, vous évoquez la démagogie du féministement correct  qui a réussi à s’imposer jusque dans les journaux grâce à une intense opération de culpa­bilisation.

N. H. – On voit bien là, en effet, les ravages de la culpabilité. Il y a quelques années, on a vu certaines catégories de féministes – les féministes « différentialistes », par opposition aux féministes « universalistes » – affirmer qu’il n’est pas normal que les noms de fonction, de métier ou de profession restent au masculin lorsqu’il s’agit de femmes : ce serait une forme de sexisme, donc il faudrait féminiser ces termes. Il faudrait dire « Madame la Ministre », voire « Madame la Ministresse ». Or c’est « Madame le Ministre » qui devrait s’imposer, puisque « ministre » est une fonction, qui n’a pas à être accordée selon le sexe de la personne qui, momentanément, l’occupe, alors que « Madame » désigne bien la personne qui occupe ce poste. Les différentialistes font comme si, dans la langue française, les dési­nences étaient forcément accordées au sexe du référent, ce qui n’est pas le cas (on dit par exemple « une » personne pour désigner également un homme ou une femme). Cela donne des aberrations du type « une auteure » qui pose des problèmes à la fois d’un point de vue strictement linguistique, parce que cela révèle une grande méconnaissance de la langue française et de son fonctionnement, et surtout parce que cela sous-entend que toute personne devrait être évaluée en fonction de son appartenance à un sexe (et pourquoi pas à une « race », et pourquoi pas à une classe d’âge ?), au lieu d’être évaluée en fonction de ses compétences, de ses performances, ou de son statut d’être humain ou de citoyen. Je m’inscris en faux – et je ne suis bien sûr par la seule – contre cette position différentialiste, parce qu’elle est extrêmement démagogique, et très problématique du point de vue idéologique.

O. M. – Vous écrivez que « Sartre et Simone de Beauvoir ont été des pourvoyeurs de bêtises ».

N. H. – Comme tout le monde, oui, mais avec cette particularité que leurs bêtises ont été extraordinairement répercutées, étant donné leur notoriété. Nous sommes tous voués à énoncer de temps à autre des bêtises, certains plus souvent que d’autres, je ne m’en exclus pas. Simplement, ceux qui ont en permanence des porte-voix à proximité sont forcément condamnés à voir leurs bêtises portées à la connaissance d’un vaste public.

O. M. – Vous ajoutez que Sartre et Simone de Beauvoir ont été remplacés dans ce rôle par les promoteurs des Cultural Studies.

N. H. – Cette école de pensée, qui nous vient des États-Unis, s’ingénie avec beaucoup d’ardeur et de conviction à démontrer que nos valeurs occidentales sont conventionnelles, non naturelles, donc relatives, et partant qu’on peut s’en passer. De surcroît ces valeurs seraient fauteuses d’inégalité dans la mesure où elles ne prennent pas en compte les valeurs des groupes dominés, des femmes, des minorités raciales, etc. Il s’agit en réalité d’une position politique – puisqu’elle relève d’une posture critique – qui s’adosse à des conceptualisations sophistiquées. Du point de vue politique, c’est une position assez stérile parce que limitée au monde des campus ; et du point de vue intellectuel, on tourne très vite en rond car une fois qu’on a dit que la littérature occidentale est pour l’essentiel une littérature d’hommes blancs, on a beau répéter cela sous toutes les formes possibles et imaginables, on ne va pas bien loin (mais nombreux dans notre milieu sont ceux qui n’utilisent la pensée que pour s’assurer qu’ils appartiennent bien au même clan : toujours la peur d’être seul, qui incite à tourner en rond…).

O. M. – Vous évoquez l’égalitarisme qui règne dans le monde scolaire et vous dites qu’on a oublié que le travail et le mérite sont des valeurs léguées par la Révolution française. Comment a-t-on pu oublier une chose pareille ?

N. H. – On l’a oublié parce qu’on a confondu deux formes d’égalité : l’égalité de droit des citoyens, legs de la Révolution française, et une égalité de fait, qui selon certains devrait être en vigueur dans tous les domaines – non seulement les droits civiques mais aussi les droits civils et les droits sociaux –, ce qui est une absurdité. On l’a bien vu dans les rares régimes politiques qui ont tenté d’instaurer une égalité effective sur tous les plans : cela a donné des régimes de terreur, que ce soit sous la Révolution française ou dans les régimes soviétiques. En effet, imposer l’égalité de tous avec tous, non seulement sur le plan des droits mais aussi sur le plan des faits, implique que l’on ne tienne aucun compte des différences entre les personnes en matière de travail et de mérite. Or qu’a fait la Révolution française ? Elle a aboli les privilèges, avec l’idée que la place de chacun doit être déterminée non par un héritage ou des droits acquis par la lignée, mais par la capacité de travail et par le mérite, c’est-à-dire par des performances liées aux actions de la personne : l’idée qu’il est normal d’être récompensé, d’être rétribué en fonction de ce qu’on a donné. C’est un principe de justice qui aujourd’hui, dans un régime démocratique, nous semble élémentaire, puisqu’on a enfin admis que les privilèges ne sont pas équitables. Mais dès lors qu’on recouvre cette notion d’équité par une revendication d’égalité tous azimuts, on oublie ce principe fondamental, issu de la Révolution, de lutte contre les privilèges et les corporatismes. Et je trouve désolant que certains sociologues, non contents de mélanger recherche et militantisme, oublient cet acquis fondamental de la démocratie et volent au secours de revendications très « politiquement correctes », qui se présentent comme progressistes mais ne visent finalement qu’à défendre les positions acquises, au mépris tant de l’intérêt général que de celui des exclus. C’est, à mes yeux, un total dévoiement des idéaux de la gauche. 

Omar Merzoug

Vous aimerez aussi