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Une tragédie

Article publié dans le n°1069 (01 oct. 2012) de Quinzaines

Dans les dernières pages de "Némésis", Bucky Cantor rencontre Arnie Mesnikoff qui participait aux activités conduites sur le terrain de sport de Chancellor à Weequahic, pendant l’épidémie de polio ayant ravagé ce quartier de Newark dans les années quarante. Mesnikoff, le narrateur, a raconté ce que nous venons de lire, « la visite douloureuse d’un exilé à la patrie perdue à jamais, au lieu de naissance bien-aimé qui avait été le théâtre de sa chute ».
Dans les dernières pages de "Némésis", Bucky Cantor rencontre Arnie Mesnikoff qui participait aux activités conduites sur le terrain de sport de Chancellor à Weequahic, pendant l’épidémie de polio ayant ravagé ce quartier de Newark dans les années quarante. Mesnikoff, le narrateur, a raconté ce que nous venons de lire, « la visite douloureuse d’un exilé à la patrie perdue à jamais, au lieu de naissance bien-aimé qui avait été le théâtre de sa chute ».

Cette chute, Némésis l’a voulue. Némésis est cette déesse de la vengeance qui veille à ce que les mortels ne tentent pas de s’égaler aux dieux, et qui abaisse ceux qui, ayant reçu trop de dons, s’en flattent. Elle n’a pas de raison de s’en prendre à Eugène Cantor, alias Bucky, le héros. Il ne se flatte de rien et n’a pas reçu trop de dons, sinon des qualités d’athlète qu’il a travaillées et cultivées avec l’obstination, la rigueur et la modestie qui caractérisent bien des héros de Roth. Bucky n’est pas très éloigné du Suédois, héros de Pastorale américaine, ou de Marcus Messner, dans Indignation. Comme eux, il connaîtra un sort injuste.

On est à Newark, pendant l’été 1944. La guerre se déroule au loin, sur le front japonais et en Europe. Bucky n’a pas été enrôlé : sa mauvaise vue l’en a dispensé. Il souffre de n’avoir pu se joindre à Jake et Dave, partis comme parachutistes vers la Normandie. Lui a pris la direction du terrain de sport de Weequahic sur lequel s’amusent ou s’entraînent un gros groupe de garçons, en cet été. Il leur enseigne divers sports, organise les équipes, encadre les activités. Or, sous la canicule et dans l’atmosphère humide qui règne à proximité des marais, une épidémie de polio se déclare. Née dans le quartier italien, elle se répand dans le quartier juif. La première réaction de la communauté voisine est l’hostilité, et Bucky sait faire front devant une bande venue avec de mauvaises intentions. Élevé par son grand-père, un épicier qui a dû et su faire le coup de poing pour se défendre, il a appris à faire face dans toutes les situations. Orphelin de mère, il a bénéficié de l’affection de sa grand-mère dont il s’occupe avec beaucoup d’attention depuis que le grand-père est décédé.

La mort frappe soudain deux jeunes garçons. D’autres sont touchés par le virus ; la peur monte dans le quartier. Certains réagissent avec hystérie, d’autres attribuent le mal à des aliments vendus dans la rue. Les enfants s’en prennent à Horace, un simple d’esprit très sale, qui erre souvent sur le terrain de sport et serre la main de tous les joueurs. Bucky essaie de résister au mal, de répondre de façon rationnelle aux questions et aux attentes des uns et des autres, mais lui-même est pris dans le flux. Sa révolte à la mort d’Alan et de Herbie réveille une colère liée à la mort de sa mère, qu’il n’a pas vraiment exprimée. Elle vise Dieu et c’est particulièrement marquant dans la scène où on enterre le jeune Alan, en répétant les phrases rituelles de la liturgie juive. Cette révolte ne le quittera pas pendant toute cette saison que raconte Arnie, lui-même victime de la polio. Et elle existera jusqu’en 1971. C’est cette année-là, en effet, que Bucky et Arnie se retrouvent, tous deux transformés. Ce Dieu qui a tué sa mère en couches, qui a fait de son père un voleur, est pour lui le démon, ou plutôt, pour reprendre les termes d’Arnie, « un pervers timbré et un mauvais génie ».

La beauté tragique de ce roman tient d’abord à la personnalité de Bucky. Ce jeune homme exigeant veut protéger les enfants, poursuivre en dépit de tout ce qui ressemble à une mission. Il résiste aux objurgations de Marcia, sa fiancée, fille du docteur Steinberg pour qui il éprouve une grande admiration. Elle voudrait qu’il quitte cet emploi, ce terrain de sport qui semble contaminé et la rejoigne au bord du lac de Pennsylvanie où il pourra travailler comme animateur dans un camp de vacances. Il supporte mal de trahir ce qu’il considère comme sa communauté, d’abandonner les enfants et sa grand-mère, qui ne peut plus tout faire seule. La maladie est cette némé­sis qui le poursuit jusqu’au bout et qui détruit ceux qu’il aime.

Comme d’autres romans de Roth, celui-ci est ancré dans un lieu et dans un temps. On a reproché au grand écrivain américain de trop s’occuper d’individus dans ses derniers textes, de s’enfermer dans l’intime et dans les angoisses de la vieillesse. Ici, l’arrière-plan historique est éclairant. La guerre qui se déroule à Newark contre la polio fait écho à celle qui se déroule en Europe. Les réactions hostiles à l’égard d’un être faible comme Horace, ou d’une communauté, au moment où il est question de mettre Weequahic en quarantaine rappellent les stratégies du bouc émissaire ou les enfermements dans les ghettos. À ceci près que la violence reste contenue, maîtrisée alors qu’elle s’est déchaînée de l’autre côté de l’Atlantique. L’absence totale de références au nazisme est en soi symptomatique de la façon dont les Américains vivaient alors la guerre, ignorant les massacres, les déportations et les camps d’extermination. Pour Bucky et les siens, la guerre se résume au combat héroïque des compagnons, à des places perdues et reprises, à la peur pour ceux qui sont au front, à la mort d’un ami cher.

On ne peut comprendre la justesse de ce roman sans son ancrage à Newark, le lieu de Philip Roth, celui qui sert de cadre à la plupart de ses romans. Et plus que Newark, le quartier de Weequahic, et, dans un autre coin de la ville, la maison du docteur Steinberg. Lors d’une belle scène, Bucky interroge le médecin sur l’épidémie, puis lui demande la main de Marcia. Être chez les Steinberg, devenir l’un des leurs, c’est retrouver une famille qu’il a à peine eue, même si l’amour de ses grands-parents a largement compensé l’absence des parents. On a connu un Roth narquois ou sarcastique, se moquant des liens de parenté. On retrouve ici celui qui en disait l’importance dans des textes aussi intenses que Patrimoine ou Le Théâtre de Sabbath. Une mélodie entendue au juke-box, et c’est tout ce qui l’unit à Marcia, l’amour et la possibilité de fonder un foyer, qui revient dans la tourmente de l’épidémie.

Tout cela avec une simplicité qui apparente certaines scènes à des tableaux ou à des scènes de films américains, de John Ford par exemple. Ainsi quand on voit la grand-mère de Bucky assise devant l’entrée de son immeuble, ou Bucky lavant à grande eau pour oublier sa peur, sa douleur, ou sa colère quand l’épidémie frappe les enfants. Laver, purifier, ces scènes de nettoyage à la javel font écho à la première épreuve qu’a connue l’enfant, face à un rat dans l’arrière-boutique de son grand-père. Est-ce à ce moment-là qu’il a provoqué la colère de la déesse ?

Némésis clôt le cycle de ce que Roth appelle ses courts romans, après Un homme, Indignation et Le Rabaissement. Tous ont en commun d’être douloureux, de raconter un paradis perdu, une idylle disparue. Celui-ci, par sa sobriété et sa densité tragiques, est sans doute le plus bouleversant. 

Lire aussi l’article de Catriona Seth « La revanche de Philip Roth », QL n° 1053, page 31 (NDLR).

Norbert Czarny

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