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Article publié dans le n°1101 (16 mars 2014) de Quinzaines

Certains livres réclament du temps pour être vraiment lus, et ce sont souvent ceux à qui on en laisse le moins. Le premier « roman » d’Édouard Louis éclate avec violence et provoque un bouleversement ambigu dont il faut mesurer l’importance.
Edouard Louis
En finir avec Eddy Bellegueule
(Seuil)
Certains livres réclament du temps pour être vraiment lus, et ce sont souvent ceux à qui on en laisse le moins. Le premier « roman » d’Édouard Louis éclate avec violence et provoque un bouleversement ambigu dont il faut mesurer l’importance.

«De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux. » Ainsi débute ce livre, confrontation radicale entre un individu et son milieu, ses contradictions propres et le reste du monde, cet « ailleurs » méconnu, à la fois désirable et effrayant. Eddy Bellegueule revient sur son passage, sa trahison : il se figure en « transfuge ». Le livre constitue la chronique de sa nécessaire « métamorphose ». Il suit pas à pas l’existence d’un garçon dans un milieu rural extrêmement défavorisé, ses relations compliquées avec ses parents, son isolement, son exclusion d’une communauté qui ne peut le souffrir, l’expérience de sa différence.

Eddy souffre, se hait, Eddy se tait. Eddy parle d’une voix haut perchée, il se meut avec des allures féminines, il a « des manières » qui l’assujettissent, ne joue pas au football, est appliqué à l’école… Il vit à côté, dans une perpétuelle négation de lui-même, relégué, abandonné au désordre de son enfance. Au collège, des garçons le frappent et l’humilient tous les jours, lui crachent dessus; son frère aîné le houspille, sa mère le dénigre, son père le nie. On le moque, on l’insulte, on l’ignore… Les brimades semblent perpétuelles, litanie de souffrances qui se transmue, à ses yeux, en ordre du monde. Tout dans la vie de ce garçonnet n’est que honte ou infamie. Noyé par « la lancinante mélodie de l’injure », il croit s’habituer à la douleur, à sa propre destruction, au « stigmate » de son identité présumée, s’y glisse, s’y oublie. « Chaque jour était une déchirure », écrit-il.

Et puis, il réalise que c’est insupportable. Saisi par le sentiment de son « impuissance », il comprend « l’impossibilité de changer à l’intérieur du monde » dont il provient. Le livre est alors traversé par une tension entre le réalisme le plus cru et la figuration symbolique, entre le désir du même et la folie de l’altérité. Il faut dire le réel pour s’en absoudre, ou plutôt pour le reconnaître.

La structure binaire du roman – qui bascule autour de l’irruption effective de la sexualité, de la monstruosité d’être homosexuel – régit un récit qui, au-delà d’une émotion ou d’une indignation spontanée, affirme le déchirement d’un être, sa force de refus, sa scission élémentaire. Édouard Louis ne s’épanche pas, ne se complaît pas dans son désarroi ou dans la fierté univoque d’être passé « de l’autre côté ». Son roman n’est pas simplement celui d’une certaine « haine de l’homosexualité », encore moins un roman social à visée édifiante – bien que le texte utilise certaines de ces modalités –; il demeure clairement l’histoire d’un jeune homme qui se dit : « j’étais prisonnier » et qui explore, avec soin et peut-être un peu trop de rigueur, la contradiction qui le libère et l’expose au mépris.

Édouard Louis raconte l’écartèlement d’un être entre des injonctions totalement contradictoires. Il met en scène, in absentia en quelque sorte, l’extirpation terriblement douloureuse d’un individu, non pas de ce qu’il est (ce serait trop simple), mais de ce qu’il souhaiterait être. Car ce qui se dit dans son livre, au-delà de l’exclusion, de la souffrance sociale, de l’empêchement identitaire, est clairement l’ambiguïté qui structure un jeune homme affrontant une forme ultime de « dégoût », le poids de ce dont il essaie de se débarrasser.

Le livre donne une forme – c’est sa dimension psychanalytique, qui peut parfois déborder un peu – au deuil, à la sublimation finalement. Eddy Bellegueule n’est pas une victime qui se libère d’une emprise ou d’une condition, il ne s’insurge pas sur le moment, ne comprend rien, tout simplement. Il serait faux de penser que son livre décrit une fuite ou une rupture d’avec son milieu, il dit un échec, celui d’un être honteux et masqué.

Tout dans le livre de Louis se renverse. Ainsi, ce n’est pas lui qui a honte simplement d’être, ou de sentir qu’il est, ce qu’on lui affirme qu’il est ; il prend plutôt en charge la honte qu’il fait naître chez les autres. Il inverse le postulat qui gouverne une part de l’œuvre d’Annie Ernaux – qu’il a lue, de manière évidente – et décrit un mouvement de dissolution de lui-même plutôt que d’affirmation. Le petit Eddy Bellegueule – décidément un nom pareil ne pourrait s’inventer ! – se crée un masque, s’essaie à « être un dur », à emprunter aux autres des codes, des gestes, des intonations ou des occupations qui en réalité le dégoûtent. Le roman exprime comment la différence peut être abjurée par le déni conscient et très violent d’une part de soi. C’est bouleversant et on en éprouve une impression d’étouffement.

C’est parce qu’il échoue à percer le sens de sa différence – un peu comme le narrateur de Confession d’un masque de Mishima –, parce qu’il la nie, l’oblitère du mieux qu’il peut tout au long du livre, qu’il doit disparaître, s’échapper. La fuite n’est pas le but mais le moyen de ne pas être empêché de vivre, de ne pas supporter le poids de soi-même, de parvenir à changer. Eddy l’assume : « la fuite a été la dernière solution envisageable après une série de défaites sur moi-même ».

L’ambiguïté de son existence se révèle dans les passages sexuels (vraiment très réussis) du début de la seconde partie, dans la libération que permet la sexualité en nourrissant l’incompréhension du monde social. « Ils parlaient à voix basse, comme si leurs mots étaient des explosifs qu’il fallait manipuler avec une extrême précaution et qui auraient pu, s’ils avaient élevé la voix, les détuire aussitôt. Mon cousin se rassurait et nous rassurait : ce n’était qu’un jeu auquel nous allions jouer, le temps d’un après-midi On pourrait le faire juste comme ça, pour s’amuser. Il m’avait suggéré d’aller voler des bijoux à ma sœur aînée. Eddy, toi tu pourrais, ça serait encore mieux parce que ça le ferait plus, toi tu pourrais voler des bagues à ta sœur, et comme ça, celui qui mettrait la bague ça serait celui qui ferait le rôle de la femme, celui qui se ferait baiser, juste pour déconner, sinon on se tromperait sans les bagues, ça fera plus vrai. Avec les bagues on pourra bien reconnaître. »

« Pour moi qui ne parvenais pas à être des leurs, je devais tout rejeter de ce monde », écrit Louis.

C’est ici que se loge le paradoxe, dans ce renversement, dans une forme étrange de mépris. C’est parce qu’il veut être ce que les autres souhaitent – eux qu’il rejette sans vraiment les haïr – qu’il s’échine à comprendre. Le mouvement du récit s’apparente à une libération, à l’accession à une autre réalité – celle, ambiguë elle aussi, des bourgeois et des savants –, à un basculement radical des perspectives. Certains pourraient voir dans ce portrait abrupt, parfois peut-être un peu exagéré par la condensation de la fiction, un manque d’empathie ou l’expression d’une pure vengeance. Il n’en est rien : Louis cherche des excuses, invoquant un système totalitaire, incriminant les conditions de vie, la réalité terrible.

Rien ne finit dans ce texte, tout y est fuite, ouverture, inquiétude. Les sentiments et les perceptions y demeurent ambigus, très contradictoires. L’auteur nous empêche – salutairement – de verser dans une lecture moralisante stérile. On passe d’une apparente identité à une autre, d’un nom à un autre, d’une vie à une autre. C’est dans l’écart que tout se joue, dans le dépassement de ce qui est décrit, dans la possibilité qu’offre la littérature d’inventer des espaces qui endossent les souffrances, non pour les dire seulement, mais pour les instituer en tant que littérature, purement. Édouard Louis, à travers ce récit, renverse sa biographie et semble dire qu’« il y a bien une vérité des masques. La vérité du mien était cette volonté d’exister autrement ».

Hugo Pradelle

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