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Voltaire historien

Notre époque qui ne cesse d’en appeler à un retour à Voltaire pour lutter contre les fanatismes et les censures ne lui a guère donné toute la place que sa réflexion philosophique mérite. Notre patrimoine Voltaire, si l’on excepte les études universitaires qui lui sont consacrées, apparaît comme d’une relative pauvreté. Hors de l’Affaire Calas, que sait-on de lui ? Objet de polémique, violemment attaqué pour son antichristianisme, il s’est trouvé réduit à ses contes, à son ironie. Il a subi la même réduction, pas pour autant à l’essentiel, que celle dont l’œuvre de Montesquieu a été victime. Le premier, pour l’opinion commune, est le champion de la tolérance et, pour le second, L’Esprit des lois, à la vulgate de la séparation des pouvoirs. Quand elle n’est pas oublieuse, la postérité n’en est pour autant généreuse. Elle jauge une pensée à l’aune de ses questionnements et de ses trous de mémoire.
Voltaire
Oeuvres complètes de Voltaire. L'essai sur les mœurs et l'esprit des nations. Tome 22 et 23
Notre époque qui ne cesse d’en appeler à un retour à Voltaire pour lutter contre les fanatismes et les censures ne lui a guère donné toute la place que sa réflexion philosophique mérite. Notre patrimoine Voltaire, si l’on excepte les études universitaires qui lui sont consacrées, apparaît comme d’une relative pauvreté. Hors de l’Affaire Calas, que sait-on de lui ? Objet de polémique, violemment attaqué pour son antichristianisme, il s’est trouvé réduit à ses contes, à son ironie. Il a subi la même réduction, pas pour autant à l’essentiel, que celle dont l’œuvre de Montesquieu a été victime. Le premier, pour l’opinion commune, est le champion de la tolérance et, pour le second, L’Esprit des lois, à la vulgate de la séparation des pouvoirs. Quand elle n’est pas oublieuse, la postérité n’en est pour autant généreuse. Elle jauge une pensée à l’aune de ses questionnements et de ses trous de mémoire.

Après avoir fait de Voltaire un des champions de l’anticléricalisme militant et d’un rationalisme sommaire tout au long du XIXe siècle, elle en fait, le contexte aidant, le pourfendeur de l’intolérance et s’indigne, avec raison, qu’une intervention des pays du Golfe puisse faire interdire à Genève même une représentation de Mahomet et le fanatisme.

Il ne s’agit pas ici de rendre à Voltaire ce qui lui appartient ou de réhabiliter son théâtre. Il est évident que sa pensée et son programme d’action philosophique est fixé dès les Lettres philosophiques de 1734 et il n’en variera pas jusqu’à sa mort en 1778. Durant ses dernières années, il attaquera avec violence l’athéisme d’Holbach ou de La Mettrie qu’il juge dangereux pour l’ordre social. Il est un partisan de l’absolutisme éclairé de Catherine de Russie et de Frédéric de Prusse. Au point d’approuver le partage de la Pologne – dont il espère qu’il éloignera les Polonais de leur catholicisme superstitieux – et d’avoir été assez longtemps hostile à la lutte des colons d’Amérique au nom de l’anglophilie politique de sa jeunesse.

Peut-on oublier aujourd’hui ce que lui doit l’historiographie ? Il est le philosophe des Lumières qui a le plus et le mieux œuvré à la fondation d’une histoire philosophique. C’est-à-dire engagée, mais au-delà, pas un de ses ouvrages historiques qui ne soit la mise en cause de l’ objet historique traditionnel ou de la philosophie qui le fonde. Regardons Le Siècle de Louis XIV, qui marque une rupture avec la critique, des excès militaires du règne. Ce livre, fruit d’une vaste enquête (comme la traversée militaire du Rhin d’après ses témoins), n’est pas une histoire du Roi, mais une saisie de la France contemporaine à travers ses institutions, ses habitants, ses sociabilités, ses croyances, les lettres et les arts. Cette rupture, importante, que poursuit et que systématise dans L’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations publié de 1756 à 1769, va changer en profondeur l’historiographie française. Sans l’Essai, l’histoire telle que la conçoit Michelet n’existerait peut-être pas. Il existe un amont et un aval et l’Essai en constitue le seuil et la ligne de partage. Qu’on n’en ait pas eu conscience ne modifie en rien l’importance de cette œuvre et plus largement de la somme historique de Voltaire. Elle est en volume plus importante que son théâtre, dont les XVIIIe et XIXe siècles firent grand cas, que ses contes, que la postérité a retenus comme l’expression la plus parfaite de l’esprit français. S’il existe un problème à résoudre, parmi bien d’autres, de la postérité de Voltaire, c’est le peu d’importance qu’elle a attaché à son œuvre historique. Et plus particulièrement à L’Essai sur les mœurs. À notre connaissance, il n’en existe pas d’édition d’accès facile destinée aux étudiants, d’où la presque impossibilité à mettre cette œuvre au programme. L’édition de L’Essai sur les mœurs de René Pomeau, en deux volumes des Classiques Garnier de 1963 (réédition de 1990) a marqué un retour. Le titre était enfin disponible. Je ne suis pas totalement sûr qu’il le soit encore.

Il a fallu attendre de nombreuses années pour que la Voltaire Foundation entreprennent la publication de L’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, édition établie selon de rigoureux principes et nourrie de précieux commentaires, utilisant l’édition de 1775, avec l’ensemble des variantes antérieures à cette édition de référence et tenant compte de celles que Voltaire jusqu’à sa mort n’a cessé d’ajouter dans les marges. On prévoit huit volumes numérotés de 21 à 27. Le volume 1, épuisé, à en croire les conservateurs de la BnF mais consultable sur l’édition en ligne de la Voltaire Foundation, a été publié il y a quelques années. Mes recherches sur le catalogue de la British Library ne m’ont guère éclairé sur ce point. Travail de longue haleine donc que cette édition de l’Essai, comme il était prévisible pour une entreprise de cette envergure. Le résultat, à en juger les volumes 22 et 23 publiés en 2009 et 2010, est à la mesure du temps investi et des moyens mis en œuvre. On aura bien au terme de ce travail une édition de référence qui durera ce qu’ont duré les meilleures. Pensons à l’édition Louis Moland, des Œuvres complètes de Voltaire, publiée de 1877 à 1885 chez Garnier Frères, en 52 volumes (dont deux de tables si utiles aux lecteurs). L’édition érudite, diplomatique presque a évolué et obéit à d’autres critères que ceux exigés à la fin du XIXe siècle. L’intérêt même que porte l’historiographie à Voltaire historien tient désormais à l’évolution de sa pratique historienne, à ses méthodes et à ses questionnements nouveaux. Ce qui rattache Voltaire à la tradition historique de l’âge classique, le défi accepté d’écrire une histoire universelle contre celle, providentialiste, de Bossuet, ne revêt pas la même importance. L’intérêt que revêt L’Essai sur les mœurs tient à l’élargissement du champ historique auquel elle procède. L’objet ce sont les mœurs et l’esprit des nations, qu’il faudrait sans aucun doute comparer avec cet esprit général qu’évoque Montesquieu dans L’Esprit des lois. Ce qui n’empêche pas le recours à certains éléments des chronologies traditionnelles quand elles concernent des événements qui ont entraîné une modification des mœurs, des us et des coutumes.

La nouveauté n’est pas ici que l’Histoire a un sens. La conception providentialiste de l’Histoire lui reconnaissait un sens. Derrière le désordre du monde, la volonté de Dieu était manifeste. Tout visait au salut de Son Église. L’Essai sur les mœurs propose une autre finalité au devenir historique. À la différence des philosophies antiques, de Jean Bodin (Les Six Livres de la République) de Machiavel (Discours sur la première décade de Tite Live), de Vico enfin, Voltaire n’utilise pas une vision cyclique de l’Histoire, selon laquelle les États, comme les êtres humains, naissent, croissent et meurent pour renaître et parcourir ce cycle jusqu’à leur épuisement. L’Histoire, selon l’Essai, parcourt une ligne continue qui conduit les États, à travers ou non un changement des modes d’exercice de la souveraineté, vers un progrès de la raison, qui les éloigne de la superstition et des ténèbres de l’ignorance. Rien n’est en même temps définitivement acquis. La régression est toujours possible. L’histoire de l’esprit humain, genre dont relève l’Essai, est faite d’avancées et de reculs. Mais le triomphe de la raison sur les ténèbres de la superstition et de l’ignorance est un acquis. Dans un conte, Éloge historique de la raison, qui date de la fin 1774 ou du début 1775, Voltaire dresse un bilan positif, après un tour d’Europe qu’entreprennent la Raison et sa fille la Vérité en concluant qu’il faut jouir des beaux jours et de préparer à se cacher si les orages surviennent et de retourner dans leur puits. La Philosophie de l’Histoire, de l’abbé Bazin, publié en 1765, reprendra certains des éléments de l’Essai.

L’Essai propose donc une histoire doublement militante : elle délivre un message d’espoir : dans son mouvement général, elle montre une humanité se libérant peu à peu de ses chaînes et les conséquences terribles de la barbarie première.

Pour en revenir aux deux volumes récemment publiés par la Voltaire Foundation, ils contiennent une présentation de la présente édition. On y analyse l’établissement du texte, l’organisation des variantes, la nature de l’annotation. Une préface (en anglais et en français) rappelle la trajectoire de l’œuvre du projet original destiné à Madame du Châtelet à la forme que finissent par revêtir les éditions publiées. En rappelant que les découvertes des terres nouvelles, l’élargissement (avec la Russie) du domaine européen, l’exploration vers l’Orient obligent à élargir le monde connu. Mais aussi en soulignant l’importance de la Renaissance, dans le renouveau au sortir d’un Moyen Âge ténébreux. Enfin, en réécrivant à sa façon la vision du monde que véhicule L’Esprit des lois.

Le volume 22 contient les chapitres 1 à 27 ; le 23 les chapitres 38 à 67. On ne s’étonnera pas que le chapitre 1 soit consacré à la Chine, modèle politique, ce qui contredit la notion de « despotisme oriental » avancée par Montesquieu. Encourageons les éditeurs et les collaborateurs de cette édition exemplaire et souhaitons que nous parviennent aussi vite que possible les volumes 24 à 27. Ils sont attendus avec impatience.

Jean M. Goulemot

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