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Prestige et ambiguïté de la théorie littéraire

Article publié dans le n°1042 (16 juil. 2011) de Quinzaines

 Le dernier livre de Vincent Kaufmann, La Faute à Mallarmé, est à la fois une synthèse et une évaluation des acquis de l’ex-« Nouvelle Critique », dont le triomphe remonte à environ quarante ans. Outre des mises au point et précisions salutaires, il présente l’intérêt de placer ce bilan dans la perspective d’une interrogation sur l’apparente décadence de la littérature actuelle, du moins dans l’image qu’en colporte la vulgate médiatique.
Vincent Kaufmann
La faute à Mallarmé. L'aventure de la théorie littéraire
(Seuil)
 Le dernier livre de Vincent Kaufmann, La Faute à Mallarmé, est à la fois une synthèse et une évaluation des acquis de l’ex-« Nouvelle Critique », dont le triomphe remonte à environ quarante ans. Outre des mises au point et précisions salutaires, il présente l’intérêt de placer ce bilan dans la perspective d’une interrogation sur l’apparente décadence de la littérature actuelle, du moins dans l’image qu’en colporte la vulgate médiatique.

L’idée qui sous-tend cette réflexion est que cette critique qu’on « peut considérer comme byzantine, pédante, jargonneuse », a eu le mérite de « maintenir pendant un certain temps la littérature dans la sphère des débats publics et même polémiques ». À ce titre la « théorie littéraire », dont l’ambition ultime fut de considérer le texte littéraire dans sa spécificité (par opposition aux démarches des historiens, sociologues, etc., qui contextualisent toujours l’œuvre), fut un des ultimes remparts contre la dilution de la littérature dans l’idéologie actuelle de la « communication ». De quoi s’agissait-il d’autre en effet, en affirmant l’autonomie du texte, et son fonctionnement spéculaire, que de le mieux circonscrire, pour le définir par exclusion de tous les autres types de discours ?

C’est à Mallarmé parlant de la « crise de vers », et affirmant la nécessité pour l’artiste d’une « grève devant la société », que l’on fait habituellement remonter cette tentative de redéfinir la littérature a contrario de tout ce qui ne serait pas elle. Mais Mallarmé lui-même, comme le rappelle très justement ce livre, restait très partagé, en pratique, entre le rêve d’un « Livre » pur, et des écrits qui sont très souvent de circonstance. Le titre du livre de Vincent Kaufmann est donc largement antiphrastique : cette « faute » qu’on impute sommairement à l’auteur du Coup de dés, via ses prolongements dans la « Nouvelle Critique », avait tout de même pour but ultime de « sauver » la littérature.

L’idée n’est pas évidente, parce que les excès de la théorie littéraire ont privé beaucoup de lecteurs d’un accès immédiat aux textes ; mais c’est aussi qu’elle a été, à son corps défendant, un banc d’essai des pratiques modernes du livre, qui fondent aujourd’hui son discrédit, ou sa dilution par émiettement. La conclusion de l’ouvrage est à cet égard éclairante. La « Nouvelle Critique » avait décrété la « mort de l’auteur » ? La voici effective dans l’infinie circulation de textes de tous genres, sans vérification possible des sources, via Internet. L’une des notions dominantes ne fut-elle pas celle d’« intertextualité » (vulgarisée par Genette à partir de Julia Kristeva et du « dialogisme » de Bakhtine) ? La voici promue dans tous les plagiats et autres pillages que favorisent les techniques du « couper/coller ». Ne voulait-on pas démocratiser l’accès à l’écriture, contre l’intimidation par la hiérarchie des « grands auteurs » ? Voici le triomphe médiatique et commercial des livres programmés selon un cahier des charges modelé sur des enquêtes d’opinion… L’histoire de la « théorie littéraire » est aussi celle d’une trahison par captation d’héritage.

Pour en établir le bilan, Vincent Kaufmann part d’une reconsidération extrêmement minutieuse des textes de la « Nouvelle Critique ». On est admiratif devant tant de savoirs accumulés, manifestement issus de lectures de première main. La précision des références et la maîtrise notionnelle font penser au Démon de la théorie d’Antoine Compagnon. À cette différence près que le maillage de citations qui constitue la matière du livre de Compagnon est ici remplacé par le tissage d’une trame théorique aussi dense qu’éclairante.

Vincent Kaufmann rappelle naturellement à quelles résistances s’est immédiatement heurtée la théorie littéraire. Elles émanaient de deux sources : d’un côté les marxistes des années soixante et soixante-dix l’ont accusée d’oublier les conditions économiques de la production des textes, au bénéfice d’une nouvelle « sacralité » de l’œuvre ; d’un autre côté et inversement, la tradition humaniste y a vu une mise en cause frontale et systématique de la vocation spiritualiste de la littérature. Sartre d’un côté, Raymond Picard et la « vieille » Sorbonne de l’autre… L’un des grands mérites du livre de Vincent Kaufmann est de restituer à cette bataille menée sur un double front sa cohérence, et d’en montrer très clairement les enjeux idéologiques et politiques.

Tous les grands noms de la théorie littéraire triomphante sont ici naturellement cités et commentés : Barthes, Foucault, Kristeva, Genette, Blanchot… Leurs écrits sont passés au crible pour explorer le tissu notionnel qui s’est élaboré à cette époque ; sans doute Vincent Kaufmann en accentue-t-il les effets de cohérence (au risque, d’ailleurs, de nombreuses reprises), mais le livre y gagne en intelligibilité. Les différents chapitres montrent comment la théorie littéraire s’est structurée autour de notions pivots, devenus très vite des mots de ralliement pour la « Nouvelle Critique » et le « Nouveau Roman ». À l’origine du dispositif se trouve l’idée d’autonomie du texte, renvoyant au présupposé qu’il existe « une spécificité du discours littéraire ». Maurice Blanchot a été sur cette question l’un des plus obstinés successeurs de Mallarmé, mais Vincent Kaufmann rappelle à juste titre que l’idée remonte en réalité au XVIIIe siècle, et qu’elle est passée entretemps par Baudelaire, Flaubert et Valéry. Les hasards de l’histoire ont fait que la linguistique structurale (« promue au rang de science-pilote ») a pu apporter une légitimité « scientifique » à un tel postulat.

À partir de telles positions, le fonctionnement du texte a pu être décrit comme autoréférentiel et réflexif. Vincent Kaufmann énumère toutes les modalités de la réflexivité : énoncés méta-discursifs, indications « para-textuelles », mises en abyme, et certaines formes d’intertextualité… Un enjeu idéologique et politique se greffe sur ces différentes pratiques : renvoyer le texte à lui-même, c’est en effet le faire échapper « à la bourgeoisie, à ses chiens de garde critiques, à ses institutions naturalisantes, ou encore à l’histoire littéraire ». Dans le même mouvement, c’est l’auteur qui est mis à mort. En tout cas « destitué de ses pouvoirs au profit du commentateur ». Mallarmé n’avait-il pas souhaité la « disparition élocutoire du poète » ? Il est relayé par Blanchot, Barthes et Foucault, pour qui « l’auteur est devenu un avatar bourgeois de Dieu », un principe de « contrôle du potentiel de subversion de la littérature ». Vincent Kaufmann montre avec pertinence les différentes voies de ce procès fait à l’auteur : la mise en cause de l’intentionnalité, la déconstrution de la notion de « personnage » (chez Nathalie Sarraute), et ce que Barthes a nommé le « fading du sujet », qui rend irrepérable l’origine de l’énonciation. L’auteur sera néanmoins sauvé d’une disparition totale grâce à la psychanalyse, qui est « une procédure imparable de disqualification du sujet conscient », tout en restituant, à un autre niveau, « quelque chose comme une intention, un projet ».

Tous ces rappels théoriques s’accompagnent d’une analyse politique. Elle replace la théorie littéraire dans une perspective plus large qui lui donne sa vraie résonance, et empêche de la réduire, comme on le fait souvent, à quelques concepts trop rapidement instrumentalisés. Orientée vers l’horizon d’un « communisme de l’écriture » (expression de Maurice Blanchot), elle est proche des revendications de l’Internationale situationniste : « Retrouver la poésie peut se confondre avec réinventer la révolution. » Il va donc s’agir de montrer comment il y a une « production » propre au texte littéraire, qui déjoue le productivisme bourgeois. Dès lors, la langue travaille d’elle-même, comme le montrent et le « carré sémiotique » de Greimas, et l’attention de Valéry au « faire » de l’écrivain. Comme l’écrit Vincent Kaufmann, « Tout travail est écriture, toute écriture est travail ». Et pour mettre à distance la récupération bourgeoise de ce « travail » en termes de profit, il faudra bien que l’auteur disparaisse, que le lecteur soit revalorisé dans sa fonction (Barthes s’en prenait au « divorce impitoyable que l’institution littéraire maintient entre le fabricant et l’usager du texte »). Ainsi devait s’opérer « la reconversion de tous les lecteurs en producteurs de sens », permettant de « concrétiser l’utopie d’un communisme de l’écriture ».

Dans ce combat très idéologique, la notion de « code » s’est imposée comme le pivot nécessaire d’un projet subversif. On trouve opportunément dans les travaux de Bakhtine sur Rabelais deux principes, le renversement carnavalesque et l’idée de roman polyphonique, qui montrent comment un grand écrivain sait jouer avec les codes au point d’en désamorcer l’effet d’autorité. Le Nouveau Roman n’a cessé d’opérer ce travail de sape ; mais aussi Maurice Blanchot (un très beau développement souligne sa capacité à « raturer sans cesse ce qu’il donne à voir, ou encore à donner quelque chose à ne pas voir »). Barthes, surtout, est devenu la héraut de la transgression du code ; sa leçon inaugurale au Collège de France dénonçait un langage devenu « fasciste ». L’écrivain devait donc, selon Barthes, « tricher avec la langue, tricher la langue ». Et Barthes de poursuivre : « Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature. »

À la fin du livre, dans un volumineux chapitre, Vincent Kaufmann a réuni un ensemble d’« Entretiens » qu’il a eu l’heureuse idée de réaliser avec les auteurs et théoriciens principaux qu’il cite, à l’exception naturellement de ceux qui ne sont plus : on aurait aimé par exemple avoir le point de vue de Roland Barthes, dont Les Antimodernes d’Antoine Compagnon a montré à quel point son rapport à la littérature était dès le début, et surtout à la fin, porté par un goût tout « classique »…

Le panorama qui en ressort est si contrasté qu’il confirme bien que la « théorie littéraire » a presque déserté aujourd’hui le champ de la littérature. Il y a ceux qui restent fidèles à eux-mêmes, comme des vestales ou des statues du commandeur, en gardiens jaloux du temple. Jean Ricardou, qui a toujours été le plus théoricien des Nouveaux Romanciers, revient sur l’« idéologie de l’expression-représentation », pour affirmer qu’il s’agit certes d’une « nébuleuse plus ou moins universelle », mais contre laquelle le combat doit toujours être mené tant est manifeste aujourd’hui la « régnante restauration d’obtuses vieillottes idées (qui) croient avoir aimablement triomphé ». Gérard Genette apparaît comme l’un des plus lucides, présentant la théorie littéraire comme une « libération à l’égard des pratiques mesquines de l’histoire littéraire post-lansonienne, mais dénonçant (à la manière d’une autocritique) « une certaine tendance à la manie taxinomique et à l’ivresse terminologique ». L’un des acquis les plus fructueux de cette époque aura tout de même été, selon lui, la possibilité de considérer « la littérature comme un art ». Élisabeth Roudinesco y voit, quant à elle, la confirmation du rôle éminent que tient « l’intellectuel ou l’écrivain devenu intellectuel » dans une société française où « les choses les pires et les meilleures s’articulent toujours autour de la langue et de la littérature ». Contrastant avec toutes ces marques d’honnêteté intellectuelle, le point de vue exprimé par Tzvetan Todorov peut s’apparenter à une dérobade. Auteur dès 1984 d’une Critique de la critique, où il soldait déjà les comptes de son ancienne passion théoricienne, il met en cause ici non pas la « douzaine d’années » qu’il a passées à l’assouvir, mais « l’usage qui en est fait » actuellement : « Ce qu’on peut reprocher à l’école, c’est donc de ne pas jouer le rôle de rempart, en résistant à ces pressions venues du reste de la société. » La mise en cause de l’école, dont on sait dans quelles difficultés elle se débat aujourd’hui, n’est-elle pas le masque d’un revirement complet, d’une conception structurale du texte à une conception « humaniste » (« La littérature, c’est la première et la meilleure science humaine »), qui réintroduit tout ce qu’une certaine théorie littérature, dont il fut l’un des hérauts, avait exclus : l’auteur, le lecteur, l’« histoire », le sens, le rapport à autrui, etc. ?

Cette oscillation entre le regret d’un heureux temps révolu et la palinodie semble se rejouer en abyme dans l’écriture de ce livre, ou l’humour introduit bien des fois sa complicité distante. Le goût de la démythification, cultivé par toute cette génération en matière littéraire, politique et idéologique, est par exemple ainsi résumé, avec une malice qui n’exclut pas la finesse : « Dans tout théoricien aura sommeillé une sorte d’Hercule Poirot capable de déjouer les sortilèges bourgeois de la représentation, un aventurier de la traversée du miroir revenu témoigner de l’autre scène. » Quant à la théorie de la « mort de l’auteur », elle donne lieu à ce commentaire amusé : « L’auteur est mort ? Peut-être, mais le commentateur est en pleine forme et s’engouffre dans la tombe. » Cette substitution-là n’est-elle pas, aujourd’hui encore, le signe le plus tangible d’une crise de la littérature ?

Daniel Bergez

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