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Andrija Matić : le Houellebecq serbe. Entretien avec Andrija Matić

C’est à l’occasion de la publication récente de la traduction française du roman « L’Égout » d’Andrija Matić que nous avons mené cet entretien.
C’est à l’occasion de la publication récente de la traduction française du roman « L’Égout » d’Andrija Matić que nous avons mené cet entretien.

Le roman L’Égout, une implacable et intransigeante dystopie contemporaine, décrit l’escalade du nationalisme qui mène à la xénophobie soutenue par la démagogie et, par conséquent, à la déchéance d’une société qui se livre, sans aucune révolte, à la merci des politiciens, de la police, de l’Église et des autres mécanismes du pouvoir en Serbie. Le héros principal est un professeur d’anglais qui, ne pouvant trouver de travail, accepte d’enseigner aux enfants du chef de la police. Il ne tarde pas à se rendre compte que ses collègues deviennent de simples exécutants et que, dans un tel pays, tout est contrôlé. Le roman s’achève sur la condamnation à mort du héros principal pour avoir tué un prêtre, enseignant de catéchisme, après l’avoir vu agresser son propre protégé dans un parc.

Velimir Mladenović : Vous avez publié le roman L’Égout en langue serbe en 2009. Dans ce roman, l’action se déroule en 2024, en Serbie, un pays dirigé par le gouvernement d’unité nationale, dont la politique représente l’incarnation du communisme et du nationalisme. Comment voyez-vous vos paroles aujourd’hui, en 2018 ?

Andrija Matić : Le contexte du roman est fondé sur les idées qui sont dominantes, en Serbie, depuis des décennies. Cependant, l’un de mes objectifs principaux était de donner une image universelle de la solitude sous un régime totalitaire. Cela dit, Bojan Radić est un héros auquel des lecteurs de cultures différentes peuvent s’identifier, car les régimes totalitaires ont des styles différents, mais leur essence reste la même. Leur but est d’étouffer la pensée critique, et cela restera ainsi tant que la société organisée existera. C’est pourquoi l’écart temporel entre 2009 et aujourd’hui n’est pas si important.

VM : Le roman décrit une Serbie de nouveau isolée, dix ans après la lutte infructueuse pour le Kosovo. L’anglais n’est plus présent dans les écoles, l’Église est très forte. Devons-nous interpréter ce roman comme une dystopie ou bien comme l’annonce de ce qui suivra réellement ? 

AM : Ce roman est une dystopie et il ne faut pas le lire comme un présage du futur. J’ai offert l’un des scénarios possibles. Je ne suis pas prophète, je ne suis qu’un écrivain…

VM : Le héros du roman est professeur d’anglais, comme vous. Dans quelle mesure l’autofiction, en tant que procédé littéraire, a-t-elle marqué votre œuvre et plus particulièrement ce roman ? 

AM : Les personnages de mes romans sont généralement inventés, mais nombre d’entre eux portent mon sceau personnel. Certaines parties de L’Égout sont inspirées de mes souvenirs des années 1990 en Serbie. Comme Alain Cappon l’a écrit dans la postface de l’édition française, c’est ce que la Serbie aurait été si Milošević n’avait pas été renversé. À vrai dire, le président serbe actuel était ministre dans le gouvernement de Milošević, et le ministre des Affaires étrangères était le porte-parole du parti de Milošević, une ironie particulière de l’histoire… Mais la Serbie d’aujourd’hui n’est pas si sombre, comme dans les années 1990, où nous vivions, semble-t-il, vraiment dans une dystopie. 

VM : Vous travaillez comme enseignant dans une université en Turquie. Comment voyez-vous le pays où vous vivez de ce point de vue ? 

AM : Depuis que je me suis installé à Istanbul, la Turquie a vécu plus de 30 attaques terroristes et une tentative de coup d’État. La situation politique fait souvent penser au Procès de Kafka ou à 1984 d’Orwell. Cependant, Istanbul compte presque 20 millions d’habitants et c’est l’une des plus belles villes du monde : la vie y est donc plus intéressante que l’image que l’on voit dans les médias. Je viens de terminer un roman sur Istanbul, qui représente ma vision de cette ville magique au cours des dernières années. J’espère qu’il trouvera bientôt ses lecteurs ! 

VM : Vous considérez-vous comme un écrivain engagé ? 

AM : Je crois que le terme « engagé » est dépassé en littérature. La bonne littérature est toujours engagée, même quand elle est apolitique. Concernant ma production littéraire, je m’applique à donner plusieurs couches à mes romans et à ce que, hormis le contexte social, ils aient beaucoup d’autres niveaux. L’Égout est mon livre le plus politique, mais il contient également beaucoup de choses que – pour paraphraser Orwell – les politiciens considéreraient comme sans importance.

VM : À quelle réception vous attendez-vous auprès du public français ? 

AM : Par expérience, je sais que les livres ont leur propre vie, quelles que soient les envies de l’écrivain. J’aimerais que ce roman touche un public de lecteurs plus vaste, mais personne ne peut savoir quelle en sera la réception…

[Andrija Matić est né en 1978 à Kragujevac, en Serbie. Il est titulaire d’un doctorat en lettres anglaises à l’université de Belgrade (le titre de sa thèse est Évolution de la poétique moderniste dans l’œuvre de T.S. Eliot). Il est l’auteur des romans suivants : La Disparition de Zdenko Kuprešanin (2006), L’Égout (2009), Éclipse en cinq images (2013), Burnout (2015) ; du recueil de nouvelles Musée de l’art contemporain (2010) et del’essai T.S. Eliot : poète, critique, dramaturge (2007). Il vit et travaille à Istanbul.]

Velimir Mladenović

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