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Le traducteur André Markowicz publie aux éditions Inculte le deuxième volume de Partages, qui réunit ses chroniques quotidiennes sur Facebook. Outre la singularité de sa genèse, ce texte est remarquable : La Quinzaine ne pouvait manquer de l’annoncer à ses lecteurs, quelques jours avant sa date de parution. Extraits choisis…

Partages (vol. II)

André Markowicz
Un an de chroniques sur Facebook
(juillet 2014 – juillet 2015)

Préface

Partages (vol. II) reprend la deuxième année de mes chroniques sur Facebook, écrites entre juillet 2014 et juillet 2015.

L’expérience inaugurée en juin 2013 a donc continué, avec une régularité – un texte tous les deux jours, quelles que soient les circonstances – qui, je dois dire, m’étonne un peu moi-même, comme si toutes les lignes de mon travail trouvaient leur expression dans ce lieu que j’appelle « sans-lieu », ce lieu de la banalité la plus normale.

Parce que, qu’est-ce d’autre, Facebook, qu’une image de la vie quotidienne sur internet avec ses déchaînements de rumeurs, ses fl ots de bêtises, cette confusion constante entre le monde intime – la famille, le travail, les vacances, les amours – et la « communauté » des vivants qui peuvent le lire. Ce qu’on imagine destiné à des amis devient l’apanage de chacun, sauf que, nous, les chacuns à qui ce n’est pas destiné, mais qui lisons (et va savoir pourquoi ça arrive sur ce qu’on appelle notre « mur »), nous ne savons rien des têtes blondes ou brunes exhibées fi èrement, et ces têtes blondes et brunes deviennent des images de l’époque, des images, au bout du compte, de nous-mêmes, justement de chacun, et nous nous retrouvons noyés sous les fl ots de fragments sans queue ni tête, parce qu’il est diffi cile de « suivre » quelqu’un jour après jour. Les têtes blondes se changent en photos de plats mangés au restaurant, ou réussis à la cuisine pour l’anniversaire d’une personne qu’on ne verra jamais, ou, sans transition aucune, en appels à la solidarité avec les réfugiés, ou en évocations des horreurs de la guerre, ou en photos, comme on dit, « positives », réalisations grandioses et dignes du Concours Lépine, tout ça en même temps, dans le même salmigondis tranquille et avenant. Un monde, en fait, d’une insondable cruauté. Parce que, dans sa partialité totale, dans ses passions aussi faciles que frénétiques, il est indifférent. Le monde non tel qu’il est, mais tel qu’il nous arrive.

27 NOVEMBRE 2014
Avant l’avant

Je retrouve des carnets à spirales, que j’avais rangés au fond d’un des grands tiroirs de mon bureau. Les carnets à spirales, je les utilisais quand j’avais 25 ans, et, à ce moment-là, tout ce que j’écrivais, je l’écrivais au stylo-plume noir. J’ai toujours été très maniaque (maintenant, je ne peux écrire qu’au crayon, 2H, 3H, sur un certain genre de papier, avec un interlignage particulier). Un de ces carnets commence par une date – 6 mars. Mais quand a-t-il été écrit, je ne sais plus. Ensuite, il y a plein de notes bibliographiques, sur toutes sortes de poètes russes mineurs du début du XIXe siècle, avec des cotes, du genre Ym 256. D’où viennent ces cotes ? Ça ne serait pas les anciennes cotes de la BN ? J’avais passé des heures et des heures, rue Richelieu, à fouiller les collections russes, extraordinaires, évidemment, de la BN – j’y avais vu les éditions originales de Karamzine (1803) (j’ai traduit des poèmes de Karamzine pour Le Soleil d’Alexandre) ou de Joukovski… Je me souviens de ma surprise et de mon émotion quand j’avais commandé une édition de Joukovski, et que j’avais vu qu’elle n’était pas coupée – depuis 1817, ou quelque chose comme ça… J’y étais, à la Nationale, parce que je me disais toujours qu’il faudrait quand même que je sois sérieux, et que j’écrive une thèse, d’une façon ou d’une autre, et que je sois professeur, parce que je n’imaginais pas que je puisse vivre de mes traductions. Et, même si je sentais que je ne voulais pas du tout être professeur, et que j’étais parfaitement incapable d’enseigner quoi que ce soit d’une manière régulière, j’aimais aller rue Richelieu.

J’avais oublié ce carnet. En le feuilletant, je retrouve les cotes de mes recherches. Je les remonte, je me rends compte que, finalement, Le Soleil d’Alexandre a commencé comme ça, par des listes de noms, et par des cotes… Pas seulement, bien sûr…

Et puis, il y a des brouillons de traductions. J’y retrouve les premiers brouillons de La Lettre d’Iliazd, qui allait paraître chez Clémence Hiver. – Juste les premières strophes, difficilement lisibles tant il y a de ratures – mais je me souviens de la musique que j’entendais quand je commençais. Je ne saurais pas l’expliquer. En fait, si. C’était la musique du pentamètre ïambique rimé. L’accent sur les syllabes paires, le jeu sur l’effacement de tel ou tel accent, et le bonheur – oui, le bonheur – de sentir que je pouvais effacer tel accent, et que je pouvais entendre l’accent en français, alors qu’évidemment, personne ne l’entend, parce que le vers français ne compte que les syllabes.

Et moi, étranger dans mes deux langues, je commençais à l’entendre, et je m’y sentais chez moi… comme si le fait d’entendre le français à travers le russe m’avait donné un lieu.

Et il y a une série de sonnets, en brouillon, dans ce carnet. Des sonnets raturés, recommencés des dizaines de fois, recopiés, de page en page, – et qui se sont arrêtés. Comme quoi, oui, j’ai toujours suivi les mêmes pistes, je reviens toujours aux mêmes images.

DÉCEMBRE 2014

Mais comment Pouchkine parle-t-il de sa propre poésie ? – Il parle de l’écho. L’écho, c’est ce qui n’existe pas en soi, mais qui renvoie sa voix à tout. L’écho est sans personne – c’est juste votre miroir. Et la poésie de Pouchkine, c’est, justement, non pas la voix de quelqu’un, mais la voix de chaque voix, spécifique, historique. C’est une autre des raisons pour lesquelles Pouchkine est si impossible à traduire : il cherche le lieu commun, c’est-à-dire l’expression consacrée par l’histoire, l’expression objective, au sens où elle est anonyme. Le poète, pour Pouchkine, c’est personne.

*

Sauf que, Pouchkine, pour ses contemporains, ce n’était pas personne – c’était vraiment quelqu’un. Et ce quelqu’un, au fur et à mesure que la vie avançait, ou, pour mieux dire, s’alourdissait autour de lui, aspirait à s’enfuir… Il écrivait, en 1834 :

Partons, amie, partons ! le cœur demande grâce –
Le jour succède au jour, et chaque instant qui passe
Nous prend un peu de vie ; nous bâtissons encor
Des plans – et nous serons, demain peut-être, morts.
Qui parle d’être heureux ? non – plus sereins, plus libres.
Depuis longtemps, longtemps, ce rêve brûle et vibre :
Esclave exténué, j’ai projeté de fuir
Au pays des travaux et des nobles plaisirs…

*

(…) Le fait est que je suis revenu vers trois poèmes de Pouchkine, qu’évidemment je connaissais déjà, mais c’était comme retrouver de vieux amis. Et quand, de ce poème-là, juste avant de m’endormir, ce sont les deux premiers vers qui me sont venus, je me suis demandé s’ils allaient me revenir au réveil. Parce que, s’ils reviennent au réveil, c’est qu’il y a quelque chose, il y a, dedans, comme un chemin à suivre. Au réveil, après quelques détours, ils étaient là. – Et j’ai entendu le chemin des « p-l », et du « s-f ». J’ai entendu les sons. C’est comme une grande bouffée d’air frais, soudain, suivre les sons – de les entendre non pas en eux-mêmes, mais dans leur développement, dans leurs possibles, dans les reflets qu’ils peuvent se renvoyer pour essayer de traduire ce poème-ci, qui est l’un des plus célèbres de Pouchkine – un poème très souvent mal compris, comme romantique… Il y a du romantisme, oui, mais il s’agit de tellement autre chose : « empli de trouble, empli de sons »… Construire sa vie sur le son. Vivre de souffle, vivre d’oreille.