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Danse et dessin : Paul Valéry et Degas

Article publié dans le n°1186 (16 janv. 2018) de Quinzaines

Degas fut, avec Mallarmé, l’artiste contemporain dont Valéry parla le plus. Ayant eu le privilège d’être invité fréquemment chez le peintre à partir des années 1890, il lui consacra de façon posthume un petit ouvrage aussi pertinent qu’étonnant : « Degas Danse Dessin ». Celui-ci constitue le fil conducteur de l’exposition que le musée d’Orsay consacre au peintre à l’occasion du centenaire de sa mort.

EXPOSITION

« Degas Danse Dessin. Hommage à Degas avec Paul Valéry » 

Musée d’Orsay

Du 28 novembre 2017 au 25 février 2018

 

CATALOGUE

Sous la dir. de Leila Jarbouai & Marine Kisiel

Gallimard / Musée d’Orsay, 2017, 256 p., 35 €

Degas fut, avec Mallarmé, l’artiste contemporain dont Valéry parla le plus. Ayant eu le privilège d’être invité fréquemment chez le peintre à partir des années 1890, il lui consacra de façon posthume un petit ouvrage aussi pertinent qu’étonnant : « Degas Danse Dessin ». Celui-ci constitue le fil conducteur de l’exposition que le musée d’Orsay consacre au peintre à l’occasion du centenaire de sa mort.

Degas Danse Dessin fut publié par Paul Valéry aux éditions Vollard en 1936. Il prolonge la réflexion de Valéry sur l’art pictural, qu’il avait ébauchée dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1894). Il prend place aussi dans le long dialogue que la peinture et l’écriture ont entretenu depuis des siècles en Occident. Valéry connaît bien sûr les ekphrasis antiques, la critique d’art de Diderot et de Baudelaire, les « transpositions d’art » mises à la mode par Gautier. Mais son propos se veut libre de toute obédience générique ; il emprunte les voies de l’anecdote, de la méditation, de la précision biographique ou de la rêverie poétique. Dans cet ensemble volontairement disparate, c’est de « poétique » précisément qu’il est surtout question, au sens que lui a donné Valéry : une réflexion sur les modalités de la création artistique, où l’esthétique du poète se réfléchit.

L’exposition suit un parcours très clairement organisé : après des portraits photographiques de Valéry et des manuscrits (notamment des exemplaires de ses fameux Cahiers, qu’il remplissait chaque matin d’une petite écriture nerveuse) viennent les dessins de Degas, accompagnés de citations de l’écrivain, selon une démarche qui retrouve le principe du dialogue présenté par l’édition de 1936, accompagnée de 26 planches hors-texte gravées à partir des dessins de Degas. Viennent ensuite les exceptionnelles danseuses, et les représentations de chevaux.

Les commentaires de Valéry touchent souvent juste, en s’autonomisant par rapport aux catégories habituelles de la critique picturale, souvent orientée vers les questions rebattues de style ou d’influences. Il fait par exemple remarquer que Degas est « l’un des rares peintres qui aient donné au sol son importance […]. Parfois, il prend une danseuse d’assez haut, et toute la forme se projette sur le plan du plateau, comme on voit un crabe sur la plage. » Les représentations de danseuses jouent de fait avec des espaces délibérément vides, qui leur donnent une résonance presque musicale et suggèrent peut-être de cette manière la dimension temporelle du spectacle dansé.

Valéry relève aussi à quel point les œuvres de Degas présentent « une curieuse sensibilité pour la mimique[…]. Il délaissa les belles personnes mollement couchées […]. Mais il s’acharne à reconstruire l’animal féminin spécialisé, esclave de la danse, ou de l’empois, ou du trottoir. » L’occasion est ainsi fournie d’exposer les magnifiques Repasseuses, à l’huile, dont la technique retrouve le rendu granuleux du pastel, mais aussi des nus féminins à la toilette, où le corps est en lui-même expression du personnage et dans lesquels s’exercent, avec une inventivité sobre, toutes les techniques : dessin, pastel, huile… La généralité de l’expression de Valéry est néanmoins nuancée par la présence du superbe Portrait de famille (dit aussi La Famille Bellelli), accompagné de dessins préparatoires peu connus ; ils montrent plutôt, dans les visages des trois personnages féminins, la recherche d’une expressivité atténuée, presque affadie et énigmatique, qui échappe à toute typologie.

Bien mises en valeur dans un accrochage assez intime pour le visiteur et dans un musée dont le fonds Degas est parmi les plus fournis, les œuvres exposées justifient le titre choisi par Valéry, en montrant la permanence de l’esthétique du trait, qui relie les dessins aux pastels et aux tableaux à l’huile. Ce trait cerne, délimite, suggère, fait vibrer des touches de lumière à la manière des impressionnistes. Mais alors que ceux-ci, prolongeant Delacroix, abolissent les lignes dans le foisonnement des touches juxtaposées, Degas, disciple d’Ingres autant que contemporain de Monet, crée souvent une tension entre lignes et couleurs, comme entre différents modes de peinture : aplats maîtrisés, touches rapides, rayures même… L’homme de plume Valéry ne pouvait naturellement qu’être sensible à cet art du trait, si proche de l’écriture – d’autant que Degas lui-même affirmait : « Je suis né pour le dessin » et que celui-ci, dans la tradition classique, a toujours été présenté comme la partie noble du travail de l’artiste, celle dans laquelle s’exerce sa maîtrise intellectuelle de la composition.

Les dessins de danseuses, déjà vus pourtant pour nombre d’entre eux, étonnent toujours par leur fraîcheur, liée à une technique à la fois maîtrisée et nerveuse, qui donne le sentiment d’une rapidité en tension. Avec l’art du ballet, Valéry touche à la question, ici essentielle, du mouvement : « L’entrechat ou les rotations vertigineuses, sont des manières toutes naturelles d’être et de faire. » S’il insiste à juste titre sur le défi que représente la restitution graphique ou picturale du mouvement – l’une des grandes nouveautés dans l’histoire de l’art à la fin du XIXe siècle –, on peut néanmoins être frappé par la massivité de bien des poses des personnages de Degas : une étrange fixité, comme une immobilisation, y condense le mouvement au lieu de l’accompagner, même dans les esquisses rapides. La Danseuse se grattant le dos (v. 1873-1874) ou la Femme nue debout (1882-1884) allient le basculement dynamique du corps, à chaque fois vu sous un angle inédit, et une mise au carreau qui en vérifie le parfait aplomb visuel. Peut-être est-ce le secret de tant de réussites : l’alliance du déséquilibre et de sa parfaite mise en espace. On le vérifie mieux encore dans La Classe de danse, où le ballet vaporeux des tutus s’ébouriffe entre des colonnes en marbre dont la verticalité géométrique est reprise, presque au centre, par la canne du maître de ballet.

Quant aux dessins de chevaux, ils sont saisissants de vigueur inventive : très réalistes – avec un souci du détail et du modelé –, mais aussi parcourus d’une force tout animale qui se souvient de Géricault et de Delacroix. Valéry rappelle le vers par lequel Degas, poète à ses heures dans l’entourage de Mallarmé, a dépeint le cheval : « Tout nerveusement nu dans sa robe de soie. » La comparaison avec une danseuse est précisément développée par Valéry : « Le cheval marche sur les pointes. Quatre ongles le portent. Nul animal ne tient de la première danseuse, de l’étoile du corps de ballet, comme un pur-sang en parfait équilibre. » L’exposition montre comment cette saisie dansante a bénéficié de la photographie de l’époque, et notamment des épreuves photomécaniques de Muybridge décomposant les mouvements d’un cheval au galop. 

Dans ses commentaires, avivés par le dialogue avec la peinture, Valéry projette sans surprise ses propres conceptions esthétiques, partagées entre un idéal de maîtrise intellectuelle et une perception dynamique de la vie et de la création. Le critère d’exactitude référentielle, lié à l’histoire récente du réalisme et rejeté déjà par l’esthétique symboliste, est congédié par le souvenir d’un propos de Mallarmé : « Mallarmé dit que la danseuse n’est pas une femme qui danse, car ce n’est point une femme, et elle ne danse pas. » Valéry rappelle d’ailleurs la réponse que le poète fit à Degas, qui se plaignait à lui de ne pas arriver à faire des vers, alors qu’il ne manquait pas d’idées : « Mais, Degas, ce n’est point avec des idées que l’on fait des vers… C’est aussi avec des mots. »

La réflexion sur Degas permet aussi de montrer à quel point l’art résulte d’une volonté de maîtrise qui conduit à une reprise patiente, jusqu’à aboutir en ayant « rejoint l’état posthume de son morceau ». Ainsi Degas, « jamais satisfait de ce qui vient du premier jet […] ne s’abandonne jamais à la volupté naturelle. J’aime cette rigueur. » Celle-ci est au service d’un principe d’intelligibilité, comme Valéry l’affirme à propos de la représentation des plis, topique dans la peinture occidentale : « Un mouchoir que j’ai froissé […] est d’abord pour l’œil un désordre de plis […]. Il s’agit donc de rendre intelligible une certaine structure d’un objet qui n’en a point de déterminée. »

Tous ces commentaires composent assurément l’ébauche, mise en abyme, d’un portrait esthétique du poète du « Cimetière marin ».

Daniel Bergez

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