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Des lignes innombrables et subtiles

Sans cesse Hokusai invente de nouvelles formes. Dans ses milliers de dessins, il donne à voir les mœurs du Japon, les paysages, les architectures, les climats, les monstres, les fantômes. Assez souvent, Hokusai énumère, il compte. Les chiffres lui plaisent. Avec vélocité, avec élégance, avec précision, avec méthode, il découvre des perspectives imprévues, des vues saisissantes, des panoramas, des sites étonnants, des détails qui déconcertent (1).

EXPOSITION

HOKUSAI (1760-1849)

Grand Palais

1er octobre 2014 - 18 janvier 2015

 

Catalogue de l'exposition

Réunion des musées nationaux, 416 p., 50 €

 

LAURE DALON

HOKUSAI

Découvertes Gallimard, 8 modules, 40 ill., 8,90 €

 

HOKUSAI MANGA

Présenté par Dominique Ruspoli

Gallimard 60 p. doublées, 19 €

Sans cesse Hokusai invente de nouvelles formes. Dans ses milliers de dessins, il donne à voir les mœurs du Japon, les paysages, les architectures, les climats, les monstres, les fantômes. Assez souvent, Hokusai énumère, il compte. Les chiffres lui plaisent. Avec vélocité, avec élégance, avec précision, avec méthode, il découvre des perspectives imprévues, des vues saisissantes, des panoramas, des sites étonnants, des détails qui déconcertent (1).

À divers moments, Hokusai change de signature, de style. Il se donne des noms autres et il s’appelle : Shunrō (1778-1794), Sōri (1794-1805), Katsushika Hokusai (1805-1810), Taito (1810-1819), Iitsu (1820-1834), Gakyō Rōjin Manji (1834-1849) qui alors se désigne « Manji, le Vieil Homme fou de peinture ». Ce créateur change de noms plusieurs fois. Avec une virtuosité constante, il choisit des papiers différents, des formats variés, des points de vue opposés, des recherches protéiformes, des humeurs, des impatiences, des caprices qui bouleversent.

En 1835, Hokusai a soixante-quinze ans ; il avoue alors sa folie de peindre, une passion perpétuelle, son regard des choses observées et vivantes. Il est un voyeur merveilleux et insatiable ; il scrute ; il examine ; il admire. Il a écrit : « Depuis l’âge de six ans, j’avais la manie de dessiner la forme des objets. Vers l’âge de cinquante ans, j’avais publié une infinité de dessins, mais tout ce que j’ai produit avant l’âge de soixante-dix ans ne vaut pas la peine d’être compté. C’est à l’âge de soixante-treize ans que j’ai compris à peu près la structure de la nature vraie, des animaux, des herbes, des arbres, des oiseaux, des poissons, des insectes. Par conséquent, à l’âge de quatre-vingts ans, j’aurai fait encore plus de progrès. À quatre-vingt-dix ans, je pénétrerai le mystère des choses. À cent ans je serai décidément parvenu à un degré de merveilles. Et, quand j’aurai cent dix ans, chez moi, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant. »

Ainsi, assez souvent, Hokusai note, enregistre, classe ; il énumère les variations, les modulations, la bigarrure ; il dénombre ; il aime compter. Telles séries de dessins s’intitulent 36 vues du mont Fuji, Cent vues du mont Fugi, Les Cinquante-Trois Étapes de la route du Tōkaidō ; 8 vues d’Edo, 8 vues à la mode de la capitale de l’Est, 53 stations de l’an neuf, 7 manies des jeunes femmes sans élégance, Mille images la mer, Cent comptes de fantômes, Cent poèmes de cent poètes expliqués par la vieille nourrice.

Dans certaines œuvres, les titres comportent des nombres : Sept divinités du bonheur, Une grève de sept lieues, Des Monastères des 500 Grands Disciples, Le Classique des mille caractères, Dix motifs des fleurs, Les Six Immortels de la Poésie… En Europe, les peintres, les décorateurs admirent les œuvres de Hokusai, l’essaim de ses croquis furtifs et minutieux. En 1889, dans une revue, Le Japon artistique, Ary Renan considère Hokusai comme un extraordinaire « sténographe de la nature ». Avec concision, il trace les mouvements de la mer, les postures des humains et des animaux, les détails des choses, leur équilibre et leur déséquilibre, leurs déplacements.

Circulent les marchands et les artisans : le vendeur des boissons fraîches, les cuisiniers, un fabricant de nouilles, un lunetier, un graveur de planches d’imprimerie, un vendeur d’huile, un vendeur de fouets à thé, un marchand d’éventails, un montreur de singes. Loin du mont Fuji, un scieur de bois coupe un tronc. Près de la mer, les pêcheurs emploient des procédés (par exemple, la pêche au lamparo). Voyagent deux samouraïs ivres, des bonzes, des pèlerins, des seigneurs. Sur un pont, dans la nuit, des foules admirent les feux d’artifice. Sur un théâtre gigantesque de kabuki, des centaines de spectateurs contemplent les actions des comédiens.

Hokusai décrit parfois les « sites à la mode dans les quatre directions de la capitale de l’Est ». Ou bien, sur une plage, certains ramassent des coquillages… Surgissent les guerriers musclés, souvent hirsutes ; ils portent l’arc ou la cognée ; parfois ils se détestent et combattent ; l’un a un visage rouge ; d’autres s’appellent « les vingt-quatre généraux d’un clan ». Passent un joueur de cithare, le diseur ambulant des poèmes divinatoires, un aveugle qui joue du shamisen, le sabreur aux mille victimes tuées, un prêtre shinto avec son grand arc…

Souvent Hokusai note les gestes des humains. Une jolie femme se maquille. Une autre coupe ses ongles. Une autre s’allonge, prise de boisson. D’autres imaginent un « arrangement floral dans le style libre ». Une autre belle femme s’appuie sur une boîte qui contient un shamisen. Tu perçois des jeunes femmes près des fleurs des cerisiers, une belle poétesse, une courtisane de haut rang ; sous un saule, une prostituée des rues (qui se nomme « un faucon de nuit ») ; avec une ombrelle, celle qui attend un client ; celle qui porte un kimono aux manches longues ; dans le quartier des plaisirs, des femmes qui improvisent des saynètes. Tu observes les luttes des lutteurs de sumo, les coups de poing, les moments des batailles, les attitudes des « hollandais roux »…

Hokusai décrit des danses très variées, leurs attitudes : la danse « du moineau », la danse « du vieillard auguste », la danse « enragée du lion », les danses masculines « en tapant du pied ». En 1815, Hokusai commente avec ironie les positions des danseurs : « Si, dans l’exécution des mouvements et des mesures, il y a des erreurs, veuillez m’excuser. J’ai dessiné ainsi que j’ai rêvé. Et, comme le rêve d’un spectateur ne peut pas exactement tout donner, si vous voulez bien danser, apprenez-le près d’un maître. »

Hokusai choisit assez souvent le burlesque, le cocasse, les caricatures, les visages déformés par la perspective et les grimaces, les rencontres des obèses et des maigrelets, les historiettes comiques, des ermites paillards. Tel dessin montre un gigantesque éléphant que chatouillent des nains aveugles ; il illustre un proverbe compliqué et amusant.

À d’autres moments, le dessinateur raconte d’étranges et inquiétants récits. Il évoque un dragon qui vole au-dessus du mont Fuji, un phénix, un requin géant, des sirènes, le fantôme de la femme-chrysanthème, le royaume des ombres, le feu démoniaque d’une sorcière, Kintaro (un enfant redoutable) qui dompte l’aigle et l’ours, une bouilloire magique qui offre un thé perpétuel, le cortège du mariage de deux renards.

Parfois se manifestent la divinité du tonnerre, celle du vent, la divinité de l’alcool, le vieillard de longévité, le roi de science magique, le dieu des études, Daikoku (protecteur dodu du commerce). Zong Kui l’Exorciste, géant, est peint en vermillon ; il combat les démons des maladies et des maléfices. Ces figures surnaturelles seraient « de bon augure » ; elles apporteraient une confiance et protégeraient peut-être.

D’un regard encyclopédique, ce dessinateur observe divers instruments, des outils, des accessoires : des modèles de peignes et de pipes à la mode, une femme et un enfant près d’un métier à tisser, des fusils et des pièces d’artillerie, de nouveaux modèles de motifs de kimonos, des détails de fermoirs en métal ciselé, des encriers, des éventails, des parapluies, des rubans votifs, une fabrication de cordelettes de papier pour nouer les cheveux, des instruments d’archerie, des selleries, des armes à lancer en forme d’étoile, une fontaine mécanique, certains croquis, un arc et une cible, la fabrication du sucre… Le dessinateur veut savoir, connaître les gestes des artisans, leurs techniques, leurs méthodes, leurs recettes.

Ce dessinateur a publié des manuels, des abrégés, des enseignements de pratiques : un manuel pour le jeu d’échecs, un manuel pour s’exercer à la danse, un manuel de motifs nouveaux (pour les teinturiers), un manuel de peinture selon trois techniques, une collection de dessins assemblés à partir des caractères du syllabaire par Ono le Crétin, le traité illustré sur la maîtrise des couleurs, un manuel de l’arrangement floral, le manuel de peintures en un coup de pinceau, les rudiments de l’esquisse : un manuel pour les gens pressés. Les dessins enseignent.

Jusqu’en 1849, les animaux réels et rêvés, les arbres et les herbes grouillent : singe, tortue, baudroie, crevette, tigre regardent la lune, dromadaire, sangliers, écureuil volant, chevaux sauvages, souris blanche, phoque, couples de grues, carpes, bouc, cerf dans la montagne profonde, feuilles de bananier, branche de prunier, rameaux de saule, bambou et autres… Les fleurs et les êtres volants courtisent et badinent : hibiscus et moineau, volubilis et grenouille, campanule et libellule, iris et sauterelle, pivoines et papillon, fleurs de cerisier et faucon…

Sans cesse, les paysages changeants émerveillent Hokusai. Il voyage au fil des ponts célèbres. Les cascades de différentes provinces, les monastères, les sanctuaires, les toits des relais des routes, la vue aérienne d’une baie et d’une île, les rizières perçues depuis une digue, l’arpentage d’une région, les aspects de la mer réjouissent, apaisent. Hokusai traduit des climats variés. La courtisane Azuma et son amant s’enfuient dans une neige du printemps. Tu perçois les feux du couchant, les rumeurs des eaux, la vague puissante, un jardin enneigé, la fraîcheur du soir, les brises, la pluie dans la nuit, le ciel limpide de l’automne, les orages, la lune sur une rivière, le retour des oies sauvages, une cloche du soir, une tempête de fleurs de cerisier dispersées…

  1. Commissaires de l’exposition : Seiji Nagata, directeur du Katsuhika Hokusai Museum of Art, spécialiste de Hokusai et Laure Dalon, conservateur du patrimoine, adjointe du directeur scientifique de la Réunion des musées nationaux-Grand Palais… et Hokusai Manga (Gallimard) est un merveilleux livre, « très japonais », raffiné.
Gilbert Lascault

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