Sur le même sujet

A lire aussi

Huysmans critique d’art

Article publié dans le n°1223 (01 févr. 2020) de Quinzaines

En parallèle avec la publication de ses Romans et nouvelles dans la Pléiade, le musée d’Orsay organise une exposition consacrée à Huysmans critique d’art (jusqu’au 1er mars 2020), avant qu’une autre exposition, « L’œil de Manet, Degas, Moreau… », ne se tienne à Strasbourg (du 3 avril au 19 juillet 2020). C’est l’occasion de (re)découvrir la qualité rare du regard de ce passionné de peinture que fut aussi le romancier.

« Huysmans. De Degas à Grünewald »

Paris, musée d’Orsay

jusqu’au 1er mars 2020

 

Catalogue sous la direction

De Stéphane Guégan et André Guyaux

En parallèle avec la publication de ses Romans et nouvelles dans la Pléiade, le musée d’Orsay organise une exposition consacrée à Huysmans critique d’art (jusqu’au 1er mars 2020), avant qu’une autre exposition, « L’œil de Manet, Degas, Moreau… », ne se tienne à Strasbourg (du 3 avril au 19 juillet 2020). C’est l’occasion de (re)découvrir la qualité rare du regard de ce passionné de peinture que fut aussi le romancier.

Le catalogue de l’exposition permet de mesurer tout ce que la critique d’art de la fin du XIXe siècle doit à Huysmans. Il fut d’abord un admirateur des hollandais : Frans Hals et Rembrandt, avant de se passionner pour les grands créateurs de son temps, et d’abord Edgar Degas. C’est en 1876 qu’il le découvre, lors de la deuxième exposition du groupe des Impressionnistes. Il en saisit avec une rare acuité le talent hors normes, l’originalité qui n’a aucun équivalent dans la peinture du temps, et écrira plus tard, en 1880, avoir ressenti dans cette découverte une véritable « commotion (…) Le moderne que je cherchais en vain dans les expositions de l’époque (…) m’apparaissait tout d’un coup, entier. » Huysmans a d’ailleurs été un des rares, avec Valéry, à reconnaître dans ce peintre un artiste exceptionnel. Il fut pour l’écrivain l’équivalent de ce qu’avait été Constantin Guys pour Baudelaire : le « peintre de la vie moderne ».

L’évolution de son regard sur la peinture accompagne celle que dessinent ses écrits narratifs, d’une proximité avec le naturalisme jusqu’à l’admiration pour l’art sacré de la renaissance catholique. L’écrivain d’abord placé dans le sillage du naturalisme (ou du réalisme) est un critique qui n’a pas de mots assez durs pour l’académisme triomphant de son époque. En 1879, l’année où Bouguereau expose au Salon la Naissance de Vénus, il accable ce peintre pourtant très renommé en quelques mots assassins : « il a inventé la peinture gazeuse, la pièce soufflée. Ce n’est même plus de la porcelaine, c’est du léché flasque ; c’est je ne sais quoi, quelque chose comme de la chair molle de poulpe. » Le registre critique de Huysmans est tout entier dans cette virulence qui se souvient des éreintements impitoyables de Baudelaire. Il y met une passion rageuse, intransigeante, qui trouve à se dire en métaphores sensibles puisées dans une riche imagination matérielle et corporelle. Huysmans prolonge ainsi, et oriente dans son sens, la pratique de la « transposition d’art » qui remonte pour l’essentiel à Gautier.

Une deuxième étape le conduira vers les œuvres contemporaines, qui introduisaient la « modernité » dans l’art de son temps. Parlant de Manet, l’auteur du Déjeuner sur l’herbe et d’Olympia, que la critique accusait volontiers de ne pas savoir peindre, il célèbre en 1880 « un artiste dont l’oeuvre prêchait l’insurrection et ne tendait à rien moins qu’à balayer les piteux emplâtres des gardes-malades du vieil art ». Aux peintres « modernes », Degas, Manet et Caillebotte, Huysmans adjoint dans son admiration les artistes les plus oniriques de son temps, dont A Rebours donnera l’équivalent narratif dans les goûts prêtés à Des Esseintes. Huysmans a découvert avec émerveillement Gustave Moreau, Odilon Redon, et Rops, artistes « symbolistes » dont il apprécie la capacité à rendre sensibles, et comme palpables, les profondeurs infinies et mystérieuses du rêve. Ce n’est pas un hasard si dans A Rebours Huysmans montre Des Esseintes rêver des nuits entières devant la Salomé de Gustave Moreau. Quant à Odilon Redon, que Huysmans qualifiera de « subtil lithographe de la Douleur », il ne put lui trouver d’« ancêtres que parmi les musiciens peut-être et certainement parmi les poètes. »

Tout symbolisme ne lui convient pas cependant : face aux Jeunes filles au bord de la mer, de Puvis de Chavannes, il se « demande dans quel pays se trouvent ces chlorotiques personnes qui se peignent devant une mer taillée dans du silex ». A l’inverse, et avec une grande justesse de regard, il apprécie la modernité de certaines œuvres contemporaines, plutôt délaissées – et sans doute à tort – par l’histoire de l’art actuelle. Gervex, par exemple, considéré aujourd’hui comme peintre mineur, est loué par Huysmans pour rappeler dans Rolla le « grand et divin poète, Charles Baudelaire », avec « cette fille éboulée, après des intimités haletantes, sur un lit », et qui associe « un coin de parisianisme et de modernité ».

Le tournant mystique et religieux, affiché contre la domination du scientisme contemporain, se marque autant dans l’oeuvre romanesque que dans les goûts du critique d’art, à partir de Là-bas publié en 1891. Huysmans en est venu à apprécier dans les années 1890 les primitifs italiens et nordiques. Il est surtout marqué par La Crucifixion de Matthias Grünewald, découverte en 1888 lors d’un voyage en Allemagne. Le premier chapitre de Là-bas sera consacré au choc qu’a provoqué la vision de cette oeuvre. Quinze ans plus tard, en 1903, il voit une autre Crucifixion du même peintre à Colmar, dans le retable d’Issenheim. Il ressent alors un véritable éblouissement face à cette incarnation visuelle du surnaturel, un divin palpable devenu chair et sang dans un corps douloureux : « C’est comme le typhon d’un art déchaîné, qui passe et vous emporte, et il faut quelques minutes pour se reprendre, pour surmonter l’impression de lamentable horreur que suscite ce Christ énorme en croix ».

L’évolution des goûts esthétiques de Huysmans dessine bien la même courbe idéologique et spirituelle qui infléchit son oeuvre littéraire. Mais elle procède par glissements, sur un fond de grande unité : le refus de l’idéalisme artistique, de mise à l’époque, conduit naturellement Huysmans à privilégier les « peintres de la vie moderne » ; et celle-ci, en un temps qui pressent la future psychanalyse, n’inclut-elle pas toutes les dimensions du songe ? Or dans le rêve pour Huysmans se manifeste la part non pas idéalisante, mais proprement spirituelle, de la réalité. Dans tous les cas d’ailleurs, ce passionné d’art qu’était Huysmans ressent un frisson, un bouleversement sensible de tout l’être, qui lui inspire ses expressions les plus saisissantes. Chez lui un regard acéré transcrit toujours les émotions esthétiques dans un riche vocabulaire des sensations, servi par un imaginaire romanesque. Il est avec Baudelaire celui des écrivains du XIXe siècle dont le travail littéraire a entretenu la plus grande proximité avec la peinture. C’est pourquoi il peut écrire dans A Rebours : « Je crois que la plume peut lutter avec le pinceau », façon de dire une rivalité inspirante entre les deux arts.

Dans le catalogue, les textes de Stéphane Guégan sont d’une grande pertinence, historique et artistique. On y trouve aussi, dans un dernier chapitre, une passionnante réflexion d’Estelle Pietrzyck, directrice du musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, consacrée à « l’art de l’inventaire » chez Huysmans, et qui vaut autant pour sa critique d’art que pour son écriture littéraire. Elle cite la très juste appréciation de Rémy de Gourmont qui notait chez Huysmans un « regard aussi aigu, aussi vrillant, aussi net, aussi adroit à s’insinuer jusque dans les replis des visages, des rosaces et des masques ». Elle montre comment son « écriture-artiste » fonde une « prégnance indétrônable de l’objet », adapté à cet écrivain qui fut, selon l’abbé Mugnier, « un grand collectionneur d’épaves ». Sur tous ces objets qu’il collectionne dans ses œuvres, il déploie une véritable « motricité du regard », agrégeant des images toujours adossées aux sensations, qui sollicitent le corps tout entier et établissent de riches connexions esthétiques.

Daniel Bergez

Vous aimerez aussi