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Article publié dans le n°1082 (16 avril 2013) de Quinzaines

C’est la dernière page du récit. Andrzej Stasiuk et son ami Karol ont grimpé au sommet de la grue qui leur donne une vue sur Varsovie. On construit l’hôtel Marriott, la cité se transforme, et avec elle la société. Les deux comparses sentent que quelque chose s’achève, et Stasiuk pense qu’il ne pourra pas monter plus haut : « Et c’est à ce moment précis que je me suis dit qu’il était peut-être enfin temps pour moi de partir et de devenir écrivain. »
Andrzej Stasiuk
Pourquoi je suis devenu écrivain
C’est la dernière page du récit. Andrzej Stasiuk et son ami Karol ont grimpé au sommet de la grue qui leur donne une vue sur Varsovie. On construit l’hôtel Marriott, la cité se transforme, et avec elle la société. Les deux comparses sentent que quelque chose s’achève, et Stasiuk pense qu’il ne pourra pas monter plus haut : « Et c’est à ce moment précis que je me suis dit qu’il était peut-être enfin temps pour moi de partir et de devenir écrivain. »

C’est ainsi que se termine Pourquoi je suis devenu écrivain, ou plus exactement que naît l’œuvre de cet auteur polonais. Alors viendront Dukla et Contes de Galicie, Sur la route de Babadag et Fado, Taksim… Quelques bijoux, des textes qui donnent envie de déambuler dans des zones frontières, des bourgades des Carpates aussi improbables que le temps dans lequel elles semblent s’être arrêtées. Le charme Stasiuk est là, et en lisant ce récit on comprendra d’où il vient, comment il s’est construit.

Le récit revient sur les années d’adolescence d’un jeune Polonais né en 1960. Stasiuk a grandi à Varsovie sous le communisme, si l’on peut employer ce mot pour désigner le système abrutissant et déglingué qui mettait le couvercle sur un peuple et un pays, rebelles par définition. Comme il l’écrit en évoquant l’une de ses arrestations (cette fois-là pour désertion), « les criminels et les meurtriers pouvaient compter sur l’amour de leurs concitoyens ». « L’esprit de la nation » voulait que l’on se mette du côté de l’homme menotté plutôt que d’être complice des miliciens, policiers ou soldats qui l’encadraient. Les années de jeunesse sont donc des moments d’errance dans la ville, avec les copains de beuverie. On traîne, on fait quelques bêtises, on se bat avec la maréchaussée ou on commet quelque petit méfait sans réelle gravité. Varsovie à peine remise des destructions et d’une reconstruction stalinienne est un terrain de jeu.

Les choses sérieuses commencent avec le service militaire. Stasiuk se trouve embrigadé, mais très vite il s’ennuie et décide de déserter. Contrairement à beaucoup de ses compatriotes, il n’est pas engagé en politique et sa rébellion est, si l’on peut dire, naturelle. Il ne veut pas faire ce que le « général Barrique » ou le « général Huile » lui demandent, par l’intermédiaire de quelques adjudants ou sergents obtus. Il déserte. On le rattrape et on l’enferme. La prison de Rzeszów ressemble à une « république prolétarienne de merde ». Il s’y fait car il semble se faire à tout : « parfois un gars se tailladait. Un autre déclenchait une bagarre. L’un allait à l’hôpital, l’autre en cellule d’isolement. La vie suivait son cours. C’était plutôt agréable. Comme en vacances. Ou bien en cure au sanatorium ». On est frappé, à lire ce récit constitué d’un seul paragraphe pour chacune des deux parties, par l’humeur égale de Stasiuk. Il énonce des faits, raconte ce qu’il a vécu sans avoir l’air de le subir. Il l’a plutôt éprouvé comme les étapes d’un parcours, comme une initiation. Jamais de pathos, jamais de révolte violente. Si on devait le comparer à un personnage de fiction – et il y fait allusion en nommant son auteur, ce serait le soldat Chveik de Hašek. Plus tchécophile que polonais, Stasiuk a du soldat inventé dans les années trente « l’idiotie ». Il ne résiste pas par la raison mais par l’inertie ou la désinvolture. Et pour les vrais crétins qui le tapent ou l’enferment, ces état ou attitudes sont déstabilisants. Pour le lecteur beaucoup moins, qui se régale aux anecdotes et aux portraits. On songe là à Krosbi convaincu par un gourou « gros comme un trafiquant de devises », à Papi Jarema qui veut installer des hamacs pour les élèves de l’école alternative dans laquelle le narrateur et lui travaillent, à Peluche, obsessionnel, qui tient à écrire un livre sur les joueuses d’échecs géorgiennes. Rien en revanche de ce qu’on peut attendre dans un texte autobiographique, et Stasiuk s’amuse à répéter qu’on ne lit pas un « livre de potins » mais un « traité socio-historico-anthropologique » (ce qui est à peine plus vrai).

Quant à l’art de la débrouille, propre au roman picaresque annoncé en sous-titre, on pourrait en donner cent exemples. On se contentera de citer le cocktail dentifrice, inventé en prison comme boisson énergisante, à l’alcool de citrouille, ou au flacon de sirop contre le mal de ventre avalé en entier, et qui a le goût du Fernet tchèque, comme s’en rendra compte l’auteur plus tard. Stasiuk et ses amis ont une technique très personnelle pour zoner dans la ville, pour en faire leur territoire. On est à une époque charnière mais aucun d’eux ne s’en rend compte sur le moment. Lorsqu’une escouade de miliciens se précipite dans la cellule que l’auteur et ses codétenus occupent pour les frapper, ils ne savent pas que l’état de guerre vient d’être annoncé. On est en 1981 et la Pologne semble revenue très loin en arrière. Mais cela n’a guère d’effet. L’auteur est plus sensible aux changements d’époque à travers ses signes visibles dans la rue. Ainsi, quand les walkmans apparaissent et que les Polonais, comme tout le monde, marchent les écouteurs aux oreilles, on ne voit plus traîner les bouteilles de bière vide, mais les piles usées. Et les fêtes se font plus rares. On regretterait les années quatre-vingt : « Personne ne semblait travailler, car dès le matin tout le monde restait assis sur un banc devant les poubelles, en train de siroter son vin. Avec calme et dignité. Comme dans un pays méditerranéen. Juste du vin et de la conversation. Sans dispute ni lancer de bouteilles. »

Le récit de Stasiuk est un traité de savoir-vivre, au temps où la Pologne était encore un pays civilisé, préférant les galettes en vinyle aux CD et lisant Beckett et Genet comme s’ils étaient des familiers. On pouvait monter dans un bus, se croire dans tel quartier de Varsovie et se retrouver dans le sud du pays, à Cracovie : « Le temps n’existait pas vraiment. En tout cas il était sectionné en petites tranches. Il s’écoulait entre tel et tel événement, puis se rompait et reprenait ensuite de plus belle. La vie devait bien s’acheminer quelque part, mais nous avions le sentiment que nous arriverions toujours à temps, que rien ne nous échapperait. » Si le récit pose la question du pourquoi, il suggère aussi celle du comment. Comment la poétique de Stasiuk, à tous les sens que peut prendre ce mot, s’est forgée. La formation qu’il accompagne à l’école Esoes, cette école alternative dans laquelle œuvre aussi Papi Jarema, donne le cadre : « On y acceptait des jeunes en difficulté, chargés d’un passé trouble, et raisonnablement accros à la drogue. Correspondant à ces trois critères, j’ai été pris sur le champ. L’étage inférieur était occupé par les sœurs de la Charité de Mère Teresa de Calcutta. L’étage supérieur par un organisme de cours du soir pour adultes. Une église se trouvait dans le voisinage. » La juxtaposition des phrases comme des lieux est un parfait résumé. Mais les goûts de Stasiuk se forment également au contact de quelques illuminés comme Tycu avec qui il rentre un soir d’une fête très arrosée. En pleine nuit, Tycu fait arrêter le bus au milieu de la zone industrielle déserte, et disparaît dans « le vide béant des usines, du vent, des courants d’air, des spectres errants des ordinateurs morts ».

Pourquoi je suis devenu écrivain dresse le portrait de Stasiuk jeune. À la fin du livre (paru en 1988), il promet une suite. On l’attend. On connaît le bonhomme ; on sait que ce ne sera pas triste, même si tout change trop vite, en Pologne comme ailleurs.

Norbert Czarny

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