A lire aussi

Les lieux maudits, les châtiments

Matois, érudit, ironique, Hugo Lacroix propose certains puzzles complexes, enchevêtrés. Ils révèlent des territoires infernaux, des royaumes sinistres, des zones de douleurs, d’angoisses, de tortures répétées.
Hugo Lacroix
L'enfer. Mythologie des lieux
Matois, érudit, ironique, Hugo Lacroix propose certains puzzles complexes, enchevêtrés. Ils révèlent des territoires infernaux, des royaumes sinistres, des zones de douleurs, d’angoisses, de tortures répétées.

Hugo Lacroix rassemble plus de deux cents fragments de proses et de poèmes, des peintures, des sculptures, des enluminures du Moyen Âge. Il explore les labyrinthes obscurs, les cavernes de l’inquiétude, les puits, les gouffres, les abîmes, les portes redoutables, les fleuves différents, les eaux mêlées. Il rencontre les damnés, les pécheurs et victimes, les démons, les tyrans des royaumes féroces, les héros (Hercule, Thésée, Orphée, le Christ…) qui visitent les domaines pernicieux. Il découvre les feux, la glace et la neige, la boue, la poussière, le moisi, la pourriture, les immondices, l’impureté, les nuages toxiques, les massacres recommencés, les cris et le grincement des dents.

Pendant des millénaires, dans des centaines de royaumes et de dictatures, les vivants sont enfermés et torturés dans des prisons atroces. Et, parallèlement, après la mort, les défunts seraient souvent captifs, enchaînés. Les prisons et les enfers seraient indiscernables. Au XVIIIe siècle, les gravures de Piranesi proposent des prisons gigantesques, des escaliers démesurés, des ponts interrompus. Vers 1810, Goya peint les murs énormes d’une prison et les prisonniers épuisés. Pierre Coton (confesseur d’Henri IV et de Louis XIII) publie ses Sermons sur les vérités de la foi (1612) : « Enfer est une conciergerie de rage, un cachot de désespoir, la cage des fous et le réceptacle des insensés. Enfer est une fosse close de toutes parts, avec des serrures, barres et cadenas éternels ; et au-dessus est le sceau de l’ire de Dieu. » Et Pierre Coton accumule des instruments « qui ont été, sont et seront » : chevalets, grils, meules, roues, écorchements, déboîtements de membres, empalements…

Certains prêtres évoquent la colère éternelle de Dieu. Au contraire, au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin précise, avec circonspection : « Dieu ne prend pas plaisir aux châtiments pour eux-mêmes ; mais il prend plaisir à l’ordre de sa justice, qui les exige. » Dieu obéirait à sa propre justice bien ordonnée.

De façon curieuse, Vincent de Paul (1581-1660) imagine un enfer voluptueux et amer : « Oui, mes frères, un damné verra dans l’enfer des festins délicieux, des vins exquis, des lits mollets, des couches impudiques, des jeux et des divertissements, etc. Il sera au milieu de tout cela, mais comme le Tantale de la fable, sans en pouvoir goûter, sinon les amertumes insupportables. »

Ou bien, dans le Voyage de saint Brandan (IXe siècle), Judas est torturé selon les jours de la semaine, selon le menu : « Le lundi, je suis cloué sur la roue et je tourne comme le vent. Le mardi, je suis étendu sur une herse et chargé de roches. Le mercredi, je suis embroché et rôti comme un quartier de viande. Le jeudi, je suis précipité dans un abîme où je gèle. Le vendredi, je suis écorché, salé et les démons me gavent de cuivre et de plomb fondus. Le samedi, je suis jeté dans une geôle puante. Et le dimanche, je suis ici où je me rafraîchis. » Car les démons et les damnés ont aussi leur dimanche.

Selon certaines peintures, les démons tortionnaires sont joyeux en permanence. Mais, au contraire, Chateaubriand considère que, dans l’enfer chrétien, les démons souffrent aussi, peut-être autant que les damnés.

Ou bien Origène (185-254) aurait refusé les châtiments définitifs et éternels de l’enfer ; il aurait dit que toutes les âmes (même les plus pécheresses) finiraient, au terme d’épreuves purificatrices, par être régénérées.

Ou bien Hugo Lacroix évoque diverses cartes géographiques des enfers différents. Les auteurs grecs tracent des cartes fluviales ; ils arpentent les souterrains marécageux… Dante imagine les cercles de son enfer concentrique. Ou aussi, Alexandre Soljenitsyne décrit « la carte grandiose des ports de l’Archipel du Goulag » ; toute la carte est souillée « par un essaim de mouches infectieuses » ; et l’appel des détenus se fait « dans le désordre des dossiers ».

Ou encore, tu relis l’Ancien Testament. Dans Job, le Shéol est une région morne et sombre « où l’ombre de la mort et le chaos règnent, où la clarté est pareille aux ténèbres ». Job se plaint : « J’ai dit à la fosse : “tu es mon père” ; et aux vers : “Vous êtes ma mère et ma soeur !” »

Assez souvent, Hugo Lacroix met en évidence l’humour de certaines phrases. Mark Twain note : « Je choisirai le paradis pour le climat et l’enfer pour la compagnie. » Marcel Jouhandeau admire la rébellion des damnés : « Les damnés sont assis comme des héros ou comme des rois, chacun sur un trône de feu dans sa constance éternelle et ils seront toujours ce qui ne sera pas soumis. » Rimbaud ricane : « Qu’on n’approche pas. Je sens le roussi, c’est certain. » Et Rimbaud souffre et jouit : « J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. Trois fois béni soit le conseil qui m’est arrivé ! Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. […] Plus tard, les délices de la damnation seront plus profondes ». Dans Huis clos de Sartre, un personnage (Garcin) rit : « Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! Quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les autres. »

L’enfer est un vide et apparaissent les chutes des anges rebelles, celles des damnés, les grouillements des corps. Tu perçois La Porte de l’enfer d’Auguste Rodin, les contacts tumultueux des corps sinueux. Tu écoutes La Tempête de Shakespeare : « L’enfer est vide et tous les démons ici. »

Et Hugo Lacroix n’oublie pas l’enfer joyeux de La Peau de Malaparte, qui décrit le sous-sol de Naples, un labyrinthe inexploré, des cavernes ténébreuses pendant la Seconde Guerre mondiale, des populations déguenillées, affamées, couchées sur des grabats. Les Napolitains trafiquent, négocient, célèbrent noces et funérailles ; ils continuent leurs petits travaux et leurs affaires, au sein d’une contrebande obscure. Malaparte entre alors dans les antres souterrains : « Je fus accueilli par un
grand tintamarre, non de pleurs, de sanglots, de grincements de dents, mais de cris, de chants, de voix s’appelant et se répondant au milieu du bruit de la foule. » Malaparte écoute alors « la vieille et joyeuse voix de Naples, sa véritable voix ».

Gilbert Lascault

Vous aimerez aussi