Les puissances oniriques de la langue

Poétesse, auteure d’une des œuvres exploratoires les plus sidérantes de notre temps (Fur, Sker, Madame Himself, Le Garçon Cousu, La sphinge mange cru…), Liliane Giraudon a élu la forme du poème comme jeu avec le vide, la langue, la mémoire, le corps, comme création d’un vivre-écrire. Sous la guise d’un dispositif en trois parties, L’amour est plus froid que le lac délivre une scène d’écriture rompue et relancée par la mort de Chantal Akerman.
Liliane Giraudon
L’amour est plus froid que le lac
(P.O.L.)
Poétesse, auteure d’une des œuvres exploratoires les plus sidérantes de notre temps (Fur, Sker, Madame Himself, Le Garçon Cousu, La sphinge mange cru…), Liliane Giraudon a élu la forme du poème comme jeu avec le vide, la langue, la mémoire, le corps, comme création d’un vivre-écrire. Sous la guise d’un dispositif en trois parties, L’amour est plus froid que le lac délivre une scène d’écriture rompue et relancée par la mort de Chantal Akerman.

Décloisonnant les genres littéraires et artistiques, l’auteure produit une œuvre de questionnement – lequel ne se referme jamais sur une réponse –, un lieu où interroger l’avènement de l’écriture, son secret. Le fantôme qui plane sur le livre est celui de Fassbinder, à qui il est dédié. Dans ce texte-film autour d’un trou noir filmique, tout est venu d’un titre surgi en rêve ; le titre s’impose dans son entrelacs d’amour, de froid et d’eau : L’amour est plus froid que le lac. Ce n’est que des semaines plus tard que le titre délivrera son énigme, réveillera le titre caché, refoulé, celui du premier long métrage de Fassbinder, L’amour est plus froid que la mort (1969). Le rêve dicte le titre. L’inconscient a substitué le lac à la mort. « La forme d’un film repose aussi sur les scènes qui n’ont pas été filmées et qui doublent celles qui l’ont été ». Ce que Liliane Giraudon énonce des films vaut pour ses livres : la forme d’un livre réside également dans les scènes qui n’ont pas été écrites, qui demeurent dans le dehors. Ses textes sont percutés par des personnages, des auteurs fantômes qui viennent le trouer. Son texte est une arche, une chambre de résonance qui accueille ou convoque Macbeth, Emma Goldman, Marlowe, Cy Twombly, Antigone, Marx, Satie, Robert Filliou, Vivian Maier, Lorine Niedecker et autres spectres dès lors que le langage puise dans l’inconscient collectif, cosmique, que les phrases ricochent sur le massif de la littérature et du cinéma. 

Un palimpseste, un jeu des mémoires s’agence. Au fil de dérives associatives qui mènent de l’amour au lac et à la mort, le passé se réveille ; une question jaillit : « comment a-t-on survécu à un premier amour ? ». Avançant à tâtons, adepte d’un lyrisme éclaté, le poème éclaire l’amnésie, sans jamais la lever entièrement. À partir d’images du film de Fassbinder, la mémoire se décante, l’eau stagnante du lac s’anime. Le premier amour revient frapper à la porte du présent. Porteur du titre magique, le rêve est la petite madeleine qui éveille les réminiscences dans une réaction en chaîne où celles du film soulèvent celles du premier amour. Le poème en cours ressaisit des images ensevelies, celles de l’auteure âgée de quinze ans et de son amant âgé de trente ans, mort depuis, celles de leur amour, du fœtus avorté, du corps d’enfant amputé de son enfant. Que faire d’un souvenir quand est mort celui qui en est le cœur ? Comment dire/écrire cette expérience liminaire du Jadis, si longtemps tue, si longtemps engloutie, enfouie ? Barré par un lac de sang, un lac de mort, le passé se libère de sa gangue via le film de Fassbinder. Les morts redonnent vie aux vivants. 

Soufflés par des tribus de créateurs fantômes remontant du passé, les textes de Liliane Giraudon – ce que Jean-Philippe Cazier appelle leur « écriture noire », de la noirceur de la joie – sont parcourus par la question : « qu’est-ce qu’un livre ? » ; quelle est sa force politique, quelles sont ses puissances de vie ? Comment la poésie rompt-elle avec la langue officielle pour la faire danser dans l’indicible, l’impensable ? Tout en tremblé, le langage cherche une forme dynamique, jamais arrêtée, en phase avec la pensée, la sensation, les vacillements du monde, de la mémoire. On parlera de structures dissipatives d’un texte qui ne dissipe point l’indétermination de sa genèse. La descente dans un vécu sorti des ornières de la biographie va de pair avec une convocation de pans de l’Histoire, de faits actuels (« ceux qu’on a le droit de tuer / et ceux qu’on n’a pas le droit de tuer […] faire en sorte que / certains soient tuables […] Puisque c’est bien le poète qui surveille / La Porte spirituelle ouvrant sur le Troisième Reich »). Le poème tourne des scènes, enregistre des voix, le poétique s’hybride à la caméra, agence des pans de récits ouverts. Sans concession, au plus nu, le poème interroge son siècle, les Roms, « les pivoines de Twombly », le marché mondial, les abattoirs, les usines, la réalité, l’animalité, les Érynies actuelles, la mémoire olfactive, l’extinction de la langue par gloutonnerie, la beauté du rouge pour les schizophrènes. Liliane Giraudon n’importe pas le montage, le langage cinématographique, dans l’espace littéraire : c’est la langue qui devient œil de la caméra, qui se découpe en plans, en séries. Bien loin d’un éclatement centrifuge, un réseau de raccords, d’échos entre motifs, se met en place ; la scène du monde percute la scène du passé subjectif. 

L’expérience de la dépossession traversée par l’auteure se rejoue dans le chef du lecteur. Visitée par des voix, des blocs oniriques qui fécondent, déroutent le livre, Liliane Giraudon nous offre un texte régi par le clinamen des mots sur les choses. À travers une poésie kaléidoscopique, une poésie du fragment ayant fait le deuil de la totalité, la langue est rendue à sa matière, à ses bruissements d’inconscient, à sa géologie, à sa tactilité. Au plus loin du cérébral, de l’abstrait, au-delà de la pratique de l’intertextualité, le surgissement de personnages historiques ou de fiction dans la trame du récit ouvre les pages de la tour de Babel de la littérature, de la création, du monde, à de grands vents sauvages. Rythmée par le vide entre les phrases, entre les vocables, la première partie, à laquelle le livre emprunte son titre, donne abri à une troupe de fantômes éclairant notre présent. La deuxième partie subvertit les calligrammes par une pratique de collages visuels de phrases prélevées dans le premier chapitre, tandis que la troisième partie sera scandée par des images du film de Fassbinder (dans lequel le réalisateur joue le rôle du maquereau Franz aux côtés d’Hanna Schygulla, qui interprète le rôle de la prostituée Johanna).    

Dans son abécédaire en ligne sur Diacritik, Liliane Giraudon écrit : « Avec le temps les fantômes se font plus nombreux. Ils semblent plus aimants. Moins redoutables mais aussi moins craintifs. Sans doute parce qu’ils savent qu’on va bientôt les rejoindre ». L’oreille collée aux rêves, à ce qui dérègle la syntaxe de la langue et des corps, elle travaille sur les limites du langage, sur sa pulsation organique que l’usage orthodoxe et normé du français occulte. Plus exactement, elle laisse la langue travailler en elle. Suivant la logique discontinue, errante, des songes, des métamorphoses, Liliane Giraudon est parlée, soufflée par des flux d’images. Placée sous le signe de la liberté, de ce qui désentrave la langue, la vie, son œuvre dispose une nouvelle matière textuelle polyphonique, basée sur des archipels de mises en relation qui déterritorialisent la narration et subvertissent toutes les figures de la loi, du politiquement et esthétiquement correct. Une indiscipline faite langue, faite monde dans l’amour de ce qui dessine des lignes de fuite, des lignes d’erre sur le plan de l’existence.  

[ Extrait ]

« Dits de mon Jadis. Je peux le dire, c’est sur ce drame que se sont construites mes forces, les pages de ce qui précède, film sous un autre film, récitatif barré par un lac, d’autres personnages. Car pour ce qui serait des mots concernant cet amour, ils occupent un trou que j’aurais sur le bout de la langue et qui y restera jusqu’à ma mort. L’eau du lac a envahi le trou » 

Liliane Giraudon, L’amour est plus froid que le lac, p. 92.

Véronique Bergen