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Théories des émotions

Au départ, Evelyne Grossman s’interroge sur le fait que nous serions peut-être en train d’assister à un retour du sensible, à une réhabilitation de la fragilité, de la vulnérabilité… Très vite, cependant, nous comprenons qu’il s’agit d’autre chose. Le titre intrigue. On pense à Érasme, à son éloge de la folie. On se demande également si le glissement entre hypersensibilité et hypersensible désigne une notion ou plus simplement une figure, c’est-à-dire quelqu’un. Mais qui ou quoi ?
Evelyne Grossman
Eloge de l'hypersensible
Au départ, Evelyne Grossman s’interroge sur le fait que nous serions peut-être en train d’assister à un retour du sensible, à une réhabilitation de la fragilité, de la vulnérabilité… Très vite, cependant, nous comprenons qu’il s’agit d’autre chose. Le titre intrigue. On pense à Érasme, à son éloge de la folie. On se demande également si le glissement entre hypersensibilité et hypersensible désigne une notion ou plus simplement une figure, c’est-à-dire quelqu’un. Mais qui ou quoi ?

Les travaux d’Evelyne Grossman – en particulier, les éditions et les études qu’elle a consacrées à Antonin Artaud – se situent au croisement de la littérature, de la philosophie et de la psychanalyse, et ce livre en est une parfaite illustration. Sans cesse nous passons de l’un à l’autre de ces domaines à travers deux auteurs qui sont de loin les plus commentés : Gilles Deleuze et Roland Barthes (les chapitres sur Marguerite Duras et Louise Bourgeois apparaissent davantage comme en contrepoint). Tout repose sur l’écart entre sensible et hypersensible et, si éloge il y a, il est l’éloge d’une certaine modernité qui aurait tendance à devenir de moins en moins audible. 

De Deleuze, via Spinoza et Nietzsche, Evelyne Grossman rappelle la vitalité de la philosophie impersonnelle du devenir contre la manie de l’intime psychologique (le « sale petit secret »). Elle rappelle aussi combien cette philosophie est une « transmutation » des valeurs qu’on qualifie habituellement de négatives, comme la maladie. Pour Deleuze, dans un extrait de Logique du sens que cite Evelyne Grossman, la « fêlure » est souhaitable, parce que tout ce qui est bon dans l’humanité entre et sort par elle, l’enjeu étant de parvenir à en capter les forces, de s’en nourrir et d’accroître par là même notre puissance d’agir plutôt que de subir l’hostilité ou la violence du monde extérieur. Sinon, si la fêlure s’enkyste dans la chair, le corps, pas d’éloge de l’hypersensible. L’analyse est évidemment serrée, la distinction deleuzienne par exemple entre perception et percept, affection et affect qui décorporalise le corps (fictionnalise le vécu) en créant des « blocs de sensations » qui insistent et persistent dans l’œuvre d’art, le style ou les événements conceptuels des philosophes.  

L’auteure convoque encore les noms de Lacan ou de Derrida. Chacun, précise-t-elle, avec Deleuze, Barthes, Duras ou Louise Bourgeois, par-delà les différences, a élargi le champ de nos perceptions, de nos affects, a ouvert « un autre corps de sensation » qui neutralise les oppositions binaires, notamment du masculin et du féminin, un clivage qu’elle relève particulièrement. 

Evelyne Grossman prend appui sur un livre de Jacques Rancière, Le Partage du sensible (2000), afin de s’en démarquer, afin de montrer en quoi l’hypersensible ne se partage pas comme le sensible, qu’il n’y a pas d’un côté un sens commun partageable par tous et de l’autre un plus haut sens hypersensible accessible uniquement à un petit nombre. « On connaît, écrit-elle à propos de Barthes, l’éternelle question d’inspiration anglo-saxonne et pragmatique, voire utilitariste, posée aux intellectuels quant à leur engagement : quelle est l’utilité sociale de ce que vous dites ? Quelle est la dimension politique concrète, efficace, la rentabilité sociale (efficiency !), de votre travail de recherche ? » Par « intellectuel », il faut entendre quiconque continue à défendre toute forme de création hypersensible… 

On ne lit pas sans s’impliquer soi-même, sans se laisser affecter. Dans les pages introductives du chapitre qu’elle consacre à Barthes, Evelyne Grossman se souvient d’un séminaire de Jean-Louis Houdebine, alors professeur à Paris 7, l’université où elle enseigne actuellement. À cette époque, au début des années 1980, les cours avaient lieu à Jussieu et le département de littérature française s’appelait « Sciences des Textes et Documents ». Affleure une légère nostalgie. Houdebine demandait à l’assistance ce qu’elle avait retenu de Barthes, qui venait de mourir. « Le sens de la nuance ». Telle fut la réponse d’Evelyne Grossman, qu’elle ne réussit pas ce soir-là à formuler, mais qui aujourd’hui, longtemps après, sert de titre au chapitre sur Barthes. Elle se souvient encore du cours sur le neutre que Barthes a donné au Collège de France de 1977 à 1978. On devine que c’est à cela (la nuance, le neutre) qu’est adressé son éloge, à la voix de Barthes s’appliquant délicatement à défaire « l’absolue rigueur des paradigmes séparateurs ».    

Avec le séminaire sur le neutre, les livres qu’examine Evelyne Grossman sont surtout S/Z (1970), Système de la mode (1967) ou un texte peu lu de 1973 sur le peintre Bernard Réquichot. Plus nous progressons dans notre lecture et plus nous saisissons que l’hypersensibilité n’est pas une exacerbation de la sensibilité, mais paradoxalement sa neutralisation. Être hypersensible consisterait donc, toujours selon Barthes, à nuancer, à convertir, à apprivoiser en douceur et sans les catégoriser les violences pulsionnelles ou passionnelles. Tenir, se tenir entre, faire tenir ensemble ou à distance (au sens brechtien) les oppositions, les maintenir, les combiner par un troisième terme ou une tierce forme. Produire des perversions, des déviances, déjouer les codes, excéder la loi, revendiquer le droit à la jouissance, le plaisir du texte. Certes, Evelyne Grossman insiste peut-être un peu trop sur la figure symbolique, écrasante et dominante, du Père, mais on ne peut que partager, en ces temps de généralisation simplificatrice, son éloge de l’hypersensible.

Jean-Pierre Ferrini

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