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Aile perdue

Retrouver Édith Azam, c’est renouer avec un usage particulier des mots et de la ponctuation, dans une langue et une voix à dire et à entendre.
Retrouver Édith Azam, c’est renouer avec un usage particulier des mots et de la ponctuation, dans une langue et une voix à dire et à entendre.

Même et autre : un nom peut s’associer à un pronom personnel accentué pour devenir une sorte d’injonction originale, à la forme enfantine, qui s’ouvre et se ferme sur le même groupe vocalique. Ce « moi » a la légèreté aérienne de l’oiseau, mais aussi sa vulnérabilité, quand il est au sol. Cette évidence claire nous fait entrer dans un univers où la surprise sera le principe joyeux et douloureux qui nous guidera dans la découverte de ce livre. On dirait un conte boiteux, une histoire à la syntaxe sautillante ou hésitante, dont le prénom Hannah constitue le rappel ou le socle, l’entrée dans cette histoire trouée. 

Hannah est un oiseau
Hannah est…
Je l’aimerais Hannah
être son nid 

Rien n’est sûr : la narratrice est un « épouvantail », une « carcasse », le repoussoir de l’envolée superbe « pour [la] plumer des ailes ». Le désir d’être oiseau, vœu non exaucé, se traduit par l’appel, constant, « Hannah », à l’endroit et à l’envers de soi. Ce souhait se dissémine dans la langue, qui révèle l’inaccompli. Ce poème est une tentative forcément inaboutie.

La langue, le souffle et l’oiseau la font s’envoler dans un « mieux illisible » beckettien. Des morceaux de vers s’appellent (« forget me not », « s’en fout bien Hannah ») : l’allitération fonde le rapprochement que les langues dissocient.

Le palindrome[1] « Hannah » participe de cette recherche d’une autre langue. Édith Azam (qui cite Norge) invente des mots : « je vocabulle », « le marronnier m’ébouriffette » ; elle utilise des bribes de langues d’après Babel (anglais, italien, espagnol) : « you’re my danger[2] », « Uccellina », « petits besos » ; elle mêle deux langues dans un mot : « ma segnorita ». Si la poète répète : « Je rêve Hannah / je rêve à perdre haleine », c’est qu’il s’agit aussi du rêve d’une autre langue, celle d’avant Babel, la langue adamique de l’unité perdue, celle qui permettait à Orphée d’être compris de tous, dieux, hommes ou animaux, et même des arbres et des rochers. On l’appelait parfois « langue des oiseaux ». C’était une langue (en)chantée. Ainsi va la poésie d’Édith Azam, elle est faite pour être lue à voix haute et entendue pour être comprise.

Ainsi se mêlent et s’écartent les mots du même et de l’autre : qui est l’oiseau ? Hannah ? La narratrice ? Un tout a été rompu : la « faille », la « déchirure », est là, qu’il faut « recoudre ». Ici coule la Seine d’Apollinaire, mimant le passage du temps et divisant la ville : « le bateau tangue ». Le moi, dans « la fissure », est menacé, comme la langue qui en fait un poème : « La faille avance / inéluctable… » En regardant, en inventant les ruisseaux, la neige, la narratrice sait que rien n’est maîtrisé. Les esquisses se dressent sans assise :

Un jour
demain
un jour
avant
hier
peu importe
c’était le long des berges
et je voulais que tu m’embrasses.

En s’allongeant, le vers ne gagne rien : les temps nommés s’équivalent, et Hannah reste coite. Elle est attendue, perchée au sommet des vers. « Ça ne tient pas debout ? » On le sait, dans un conte, on ne rechigne pas à « aval[er] un peu de nuit ». Le poème se nourrit de paraboles et de puits sans fond :

J’articule des phrases
qui n’ont plus de squelette
non non Hannah
non pas ça
pas comme ça.

Le brut, le familier et l’inavoué propulsent le poème ; l’oiseau est là, peut-être. Les deux-points, dans leur logique consécutive apparente, soulignent la distorsion entre le dit et l’espéré, loin de soi : 

Et dans ce lieu
où je m’invente
il n’y a rien à fuir
je suis totalement :
hors sujet. 

Questionnement sur ce qui diverge, cloisonne ou échappe : 

Puis-je envoyer tout ça :
la déchirure ? 

Alors, le point d’interrogation sature l’espace, il offre sa perspective : un suspens, l’arrêt sur quoi ? Reste Oiseau-moi, la tension pour écrire le poème impossible hors ses chutes et lacunes. 

Trop tard :
coulé.

[1]. Il peut se lire dans les deux sens. Une note finale précise : « Édith Azam préfère écrire de droite à gauche, cela lui paraît mieux illisible. »
[2]. Emprunt à la chanson « Twice » de Christina Aguilera ?

Isabelle Lévesque

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