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Allégorie algérienne

Jean-Michel Devésa enseigne la littérature française de l’extrême contemporain à l’université. « Une fille d’Alger » est le second roman qu’il publie chez Mollat, après « Bordeaux : la mémoire des pierres » en 2015.
Jean-Michel Devésa
Une fille d’Alger
(Mollat)
Jean-Michel Devésa enseigne la littérature française de l’extrême contemporain à l’université. « Une fille d’Alger » est le second roman qu’il publie chez Mollat, après « Bordeaux : la mémoire des pierres » en 2015.

Une fille d’Alger relate le destin d’une femme, Hélène Samia Lapérade, avec pour toile de fond la fin de la guerre d’Algérie, de 1960 à 1962. Après le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958, l’Algérie s’est acheminée inexorablement et dans la douleur vers l’indépendance, que les accords d’Évian ont ratifiée le 18 mars 1962, mettant un terme à cent trente-deux ans de colonisation (1830-1962) et huit années de guerre (1954-1962).

Aussi, avec Une fille d’Alger, Jean-Michel Devésa tente de faire revivre des événements qui continuent de remuer obscurément la conscience collective française. Son point de vue est un « angle mort », écrit-il, de la conscience collective, une expression qui sert de titre ou de thème au premier chapitre et que complète chaque titre des neuf autres chapitres : « Dans un angle mort de la conscience collective (I), parmi des femmes d’Alger (II), une douteuse sœur de la miséricorde (III), danse sur les imprécations du muezzin amour (IV), puis contemple un des chaudrons du monde (V), et le chantier du désastre (VI), tandis que se cabre une pensée cadavérique (VII), et que sont descendus au tombeau valises et cercueils (VIII), de cendres recouverts (IX), et ma foi bafouée (X) ». On imagine que cette phrase, cette litanie – sorte de titre courant qui rythme les dix chapitres du livre –, est celle que le narrateur se répète pour conjurer sa « foi bafouée », pour recomposer la vie brisée d’Hélène Samia Lapérade et pour dénouer leurs deux voix, qu’il arrive que nous confondions.

En tant que spécialiste du roman français contemporain, Jean-Michel Devésa sait se singulariser par son écriture d’une grande maîtrise stylistique, qui s’enroule, se déplie, se replie, s’étire en suivant les méandres de l’histoire qu’il raconte. Il sait tenir à distance, et avec pudeur, les hantises de son narrateur, un narrateur qui modèle l’histoire d’Hélène Samia Lapérade sur l’histoire de l’Algérie française à partir de la « glèbe de ses souvenirs » ou des « stigmates de son enfance ». Dans ce sens, la situation romanesque que crée Jean-Michel Devésa est allégorique. Hélène Samia Lapérade est une prostituée qui travaille dans une maison close, Les Andalouses, où elle s’éprend d’un notable du milieu : un maquereau, Raymond Rossi. Mais elle ne demeure, à ses yeux, qu’une seconde femme et ne peut remplacer sa première femme, Josefa.

Ces trois noms forment un trio, une figure ternaire, qui mettrait en abyme la relation passionnelle entre l’Algérie et la France. Il s’agit d’une hypothèse : Hélène Samia Lapérade jouerait le rôle de l’Algérie française, des pieds-noirs ; Raymond Rossi, celui du colon ; et Josefa, celui de la France, une France algérienne et défunte. « Jamais deux sans trois. En amour on est jamais deux. Il y a toujours une tierce personne avec laquelle il faut compter. Dans mon histoire avec Raymond, dit Hélène, c’était Josefa. » Rossi ne pourrait aimer Hélène que soumise à sa domination, comme il ne peut oublier la mort de Josefa. De même, l’Algérie ne pourrait être que française, soumise à la France. À la fin du chapitre IV (« Danse sur les imprécations du muezzin amour »), dans l’unique « scène sexuelle » du roman, alors qu’il lui a réservé une chambre dans sa villa de Beau-Rivage, Rossi fait l’amour brutalement avec Hélène, en écrasant son visage contre une cloison, puis l’abandonne à elle-même dans la poussière de son humiliation. « […] elle a écrasé un peu plus son visage contre la paroi, elle avait dans les narines une odeur de maçonnerie de peinture et de poussière, elle était sans résistance, elle était à sa place. » Finalement, à l’image des Andalouses, l’Algérie n’aura été qu’un « bordel », incapable d’enfanter une nation commune entre deux pays qui n’ont jamais réussi à s’aimer. 

Hélène Samia Lapérade est une bâtarde, la fille indésirée d’une mère aventureuse et d’un ancien caïd, Hamida Khellili. Elle a grandi dans une congrégation de sœurs blanches, avant d’échouer dans la prostitution. Elle n’est qu’une fille d’Alger. Elle n’est pas « la » fille d’Alger : l’article qui la détermine la rejette, la ravale dans l’indéfini, le glissement phonique qu’on entend entre « une fille d’Alger » et « une fille de joie ». « Désormais je sais qui je suis : une enfant de la rencontre impériale, c’est-à-dire une putain de la République, ou mieux l’allégorie même de celle-ci. » Les noms qu’elle porte traduisent à eux seuls son histoire : Hélène par sa mère et par la guerre de Troie, Samia par son père, mais aussi par Samia Lakhdari (une des icônes de la révolution algérienne), et Lapérade par la France. Sa généalogie est immorale. De plus, aux Andalouses, elle n’est que Sophia, ou Sofia, parce qu’elle ressemble à une Italienne, à Claudia Cardinale, Raymond Rossi, lui, ressemblant à Jean Gabin.

Durant tout le roman, elle médite, telle une Marie-Madeleine, devant le miroir de sa coiffeuse, en voyant son visage lentement s’effacer, disparaître, comme disparaîtront de la conscience collective tous les vaincus de la guerre d’Algérie. Le dernier chapitre est la reprise du premier, il mord la queue du chapitre d’ouverture, l’un est l’autre, revenant sur le départ, l’exil, des colons et des pieds-noirs après la proclamation de l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962 (presque un million de pieds-noirs, soit 10 % environ de la population algérienne, ont dû quitter leur pays d’adoption dans des conditions désastreuses). À Hélène Samia Lapérade il ne reste plus que le choix d’embarquer sur le Ville-de-Bordeaux, le bateau qui l’arrache de son port d’attache.

Un passage du roman éluciderait en partie les raisons de cette débâcle. Abdelkader Madani – un commerçant opportuniste et l’un des rares clients algériens des Andalouses, sentant le vent tourner en faveur du FLN, avant que l’Algérie se nationalise et s’islamise en se refermant sur elle-même – apostrophe un jour Hélène dans son dialecte arabe plein de rancœur et de colère : « La comédie a assez duré, pense-t-elle, j’essaie de me faire passer pour qui je ne suis pas, une roumia [une blanche], la Sophia française c’est une supercherie. Malgré son débit rapide et mon arabe rudimentaire, je saisis ce qu’il me reproche. Monsieur Madani, répond-elle, je ne parle pas l’arabe, je ne l’ai jamais appris, ma famille m’a confiée aux sœurs pour mon éducation laquelle a été dispensée en français, il en a été de même pour les six ou sept filles orphelines indigènes du pensionnat, je n’ai pas fréquenté d’Arabes ou de Kabyles auprès desquelles j’aurais pu me familiariser avec leur langue, j’en suis navrée, croyez-moi, j’en suis sincèrement navrée. » Il fallait que l’Algérie soit française, pas que la France, en Algérie, devienne algérienne.

Jean-Pierre Ferrini