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Ambiguïté de la survie

Article publié dans le n°1080 (16 mars 2013) de Quinzaines

Un premier roman subtil et parfois fulgurant, qui dépasse les apparences d’un livre sur la guerre pour énoncer quelque chose de plus essentiel et de plus abstrait sur la dérive des personnalités, le poids du passé et des fautes commises, les fables qui font tenir l’existence, l’ambiguïté de la survie et la grâce des mots qui nous libèrent.
Un premier roman subtil et parfois fulgurant, qui dépasse les apparences d’un livre sur la guerre pour énoncer quelque chose de plus essentiel et de plus abstrait sur la dérive des personnalités, le poids du passé et des fautes commises, les fables qui font tenir l’existence, l’ambiguïté de la survie et la grâce des mots qui nous libèrent.

Jonas, à Ninive, ne comprend pas la miséricorde de son Dieu et s’emporte. Stephen Dau, dans son premier roman, interroge les sentiments colériques, la fureur qui déborde de soi, envahit tout et ne trouve pas d’exutoire, nous confrontant à l’incompréhension que l’on a de soi-même, des troubles effrayants qui nous assaillent, de notre terreur devant ce qui nous anime au plus profond. Plutôt que la résurrection métaphorique qui sous-tend le mythe de la baleine, Dau s’aventure à comprendre pourquoi les êtres se haïssent eux-mêmes et ne peuvent se réconcilier avec leur part la plus obscure.

Les aventures de Jonas sont celles d’un silence, d’un enfermement en soi-même, d’une chute dans un abîme, d’une absence. Jonas, héros troublant s’il en est, s’appelle en réalité Younis. Le roman ordonne les passages de l’une à l’autre de ces identités, leur confrontation ultime et leur réconciliation refondatrice. Younis, adolescent de quinze ans, est miraculeusement épargné par une attaque des troupes états-uniennes contre son petit village d’un Moyen-Orient innommé, et, blessé, se réfugie dans une grotte des montagnes environnantes. Alors que sa famille vient de disparaître, il va être soigné par un étrange soldat américain avec qui il partage son antre et noue une relation mystérieuse. Recueilli par une association d’aide aux réfugiés, il est envoyé à Pittsburgh pour commencer une « nouvelle vie », dans un ailleurs étrange où règne une profusion presque malsaine, sous un autre nom, Jonas, traduction du premier. Il va y faire, entre refus et adaptation, l’apprentissage d’une autre existence, de la violence, de l’amour et de l’abandon, y cherchant quelque chose à quoi se raccrocher pour ne pas dire ce qu’il est, ce qu’il a fait, pour connaître quelque chose de l’irrémédiable cruauté de la vie, se retrouver et être, enfin, libre.

Figure double, hanté par d’impalpables fantômes, inadapté, fragile, il s’essaie à survivre, écartelé entre deux identités qui le font s’enfoncer dans une culpabilité impossible à briser. C’est un être blessé, égaré, ambigu, dévoré par la douleur de se disjoindre. « Il s’imagine aisément en train de flotter entre deux univers, entre deux existences aussi réelles l’une que l’autre, mais il n’a pas encore conscience que ce sentiment ne le quittera jamais tout à fait. » C’est dans ce flottement incertain que le récit puise sa force, son rythme trouble, dans l’écart qui se creuse entre deux parts d’un être écrasé par son propre poids, son passé indicible et son présent inconfortable. Le Livre de Jonas n’ordonne rien d’autre que ce trouble, l’égarement d’une identité, la douleur de survivre. Il s’y profère une colère bouleversante, un cri fou lancé dans une nuit sans fin que personne n’entend. Sauf peut-être ceux qui en saisissent des bribes éparses, au gré de paroles, d’absences et de gestes incompréhensibles qui essaiment un récit resserré et précis, à la fois sobre et profus, extrêmement tendu – Shakri, l’amante indienne, Paul, le psychothérapeute, Rose, la mère du soldat disparu. Jonas, pourtant, demeure une figure solitaire, dévorée de l’intérieur, mangée de silences et de secrets inavouables, irrémédiablement déchirée par l’ambiguïté qu’il y a à vivre malgré la faute, en son travers.

Le roman, en une multitude de très brefs chapitres d’un lyrisme contenu faisant subtilement alterner présent et passé, tendus par un emportement poétique qui s’arrête toujours avant de déborder, s’emploie à saisir la complexité d’une personnalité brisée, éclatée, qui ne peut s’admettre. Prisonnier de ses contradictions, Jonas ne peut avouer ce qui le hante et s’en libérer. Le Livre de Jonas raconte le pardon qu’il ne peut s’accorder à lui-même, les fables illusoires qu’il entretient pour supporter une existence rendue misérable par son obstination à taire une vérité douloureuse. Le lecteur se saisit des enjeux du roman par touches, comme au hasard, au gré des rencontres, des mots échangés, des réminiscences cauchemardesques, des bribes du carnet du soldat dont la mort hante le récit, de tous ces morceaux de vie éclatés qui ne parviennent pas à former un tout. La structure morcelée qu’adopte Dau procure à son livre une puissance véritable, faisant des éclats qui le conforment des instants abrasifs, fantomatiques et dispersés comme les pièces mélangées d’un puzzle qu’il nous faut recomposer presque au hasard.

Le Livre de Jonas n’est nullement un énième roman de la guerre et de ses conséquences qui s’abîmerait dans une quelconque moralité mais, bien au contraire, un récit qui parvient à un degré d’abstraction admirable. L’auteur y entreprend une réflexion profonde sur le silence, la colère, tournée toujours vers soi-même, qui en procède et les voies que nous empruntons pour dire l’indicible et la culpabilité innommable. Jonas fouille sa vie, son passé, son présent, et les entremêle pour se dire, au travers de fables successives qui le dissimulent plus encore. « Il essaie de ne pas se tromper, de trouver les mots exacts, mais il a le sentiment familier d’ajouter et de retrancher, de remplacer ses souvenirs imprécis par des paroles idéales. Il canalise la voix du mieux qu’il peut, la sent se condenser et se propulser hors de lui, et à mesure qu’il parle, que cette voix parle à travers lui, il se sent faire un pas en avant, comme s’il tombait d’une falaise et plongeait dans l’inconnu. »

Stephen Dau s’obstine à proférer la mobilité du langage et de la psyché, reconfigurant sans cesse un traumatisme qui peine à s’exprimer et se dissimule sans fin. Il annonce le risque qu’il y a à vivre, à réconcilier les instants brisés de la vie et à dire la vérité. Son roman emprunte des cheminements libérateurs, interroge le langage, la propension à élaborer des fictions et à les partager, et fait surgir leurs significations profondes. Le Livre de Jonas dépasse ainsi magistralement l’anecdote pour toucher à la nature des mots qui font tenir les mondes intimes, faisant se surseoir l’horreur d’une réalité impitoyable et permettant de trouver les moyens de se pardonner, se réconcilier avec soi-même, déchiffrer les épreuves qui ponctuent l’existence, accepter les formes terribles de la colère et la condamnation de nos fautes inexpiables, de s’en extraire farouchement pour toucher à une inaltérable pureté.

Hugo Pradelle

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