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Ce que saboter veut dire

Article publié dans le n°1120 (16 janv. 2015) de Quinzaines

Encourant un à cinq ans de prison pour avoir soutenu la lutte du mouvement NO TAV (« no al treno ad alta velocità »), engagée par les habitants du Val de Suse contre la construction du TGV Lyon-Turin en raison notamment de risques écologiques et sanitaires dus à la présence avérés d'uranium et d'amiante, Erri De Luca publie un essai sur la liberté d'expression et la responsabilité de l'écrivain, que tous ses éditeurs dans le monde font paraître en même temps à la veille de son procès.
Erri De Luca
La parole contraire
Encourant un à cinq ans de prison pour avoir soutenu la lutte du mouvement NO TAV (« no al treno ad alta velocità »), engagée par les habitants du Val de Suse contre la construction du TGV Lyon-Turin en raison notamment de risques écologiques et sanitaires dus à la présence avérés d'uranium et d'amiante, Erri De Luca publie un essai sur la liberté d'expression et la responsabilité de l'écrivain, que tous ses éditeurs dans le monde font paraître en même temps à la veille de son procès.

À la conception pénale de la responsabilité, Erri De Luca oppose sa propre vision de la responsabilité morale et sociale de l’écrivain : « Son domaine est la parole, il a donc le devoir de protéger le droit de tous à exprimer leur propre voix. Parmi eux, je place au premier rang les muets, les sans voix, les détenus, les diffamés, par des organes d’information, les analphabètes et les nouveaux résidents qui connaissent peu ou mal la langue. […] “Ptàkh pìkha le illèm ” : ouvre ta bouche pour le muet (Proverbes/Moshé 31,8). Telle est la raison sociale d’un écrivain, en dehors de celle de communiquer : être le porte-parole de celui qui est sans écoute ».

Cette conception s’inscrit dans une longue tradition intellectuelle de défense des faibles contre ceux qui détiennent le pouvoir d’imposer leur loi. Comme cette société franco-italienne Lyon-Turin-Ferroviaire (LTF), qui a porté plainte contre De Luca. Soutenue par le gouvernement italien à grand renfort de troupes militaires dans sa lutte contre les opposants, cette société a pourtant été épinglée à plusieurs reprises par la Cour des comptes française. Mais trop d’intérêts sont en jeu. La société LTF ayant été, semble-t-il, en mesure de choisir elle-même ses magistrats, la justice italienne a décidé de poursuivre un des plus grands écrivains de son pays pour avoir, dans une interview, soutenu le principe du sabotage du projet, suite à l’échec des tentatives de négociation. Ce soutien lui a valu d’être qualifié de « mauvais maître », comme les écrivains antifascistes de l’entre-deux-guerres le furent sous le régime de Vichy.

Donner voix aux dépossédés, cette ambition sous-tend pourtant toute l’œuvre d’Erri De Luca, du grand-père mineur qui jouait du violon au cordonnier juif bossu de Montedidio, Don Rafaniello. La résistance des dominés, si désespérée qu’elle soit, est également un thème cher à celui qui, dès l’adolescence, a fait de Marek Edelman, l’un des commandants du ghetto de Varsovie, son héros. Et qui traduit du yiddish, langue « parlée par onze millions de Juifs d’Europe de l’Est et rendue muette par leur destruction », comme il l’écrit dans Le Tort du soldat (Gallimard, 2014), langue qu’il a apprise pour redonner vie à une littérature menacée de disparition faute d’individus pour l’entendre.

Dans cet essai, Erri De Luca revendique le droit à la « parole contraire », celle qui s’oppose à la doxa, à l’orthodoxie, à l’idéologie dominante, qui va à contre-courant : « Pour moi, en tant qu’écrivain et en tant que citoyen, la parole contraire est un devoir avant d’être un droit. » Revenant sur sa trajectoire intellectuelle et politique, il dit être devenu anarchiste après avoir lu l’« Hommage à la Catalogne » de George Orwell, qui retrace les combats des anarchistes du POUM pendant la guerre civile espagnole, auxquels Orwell avait pris part.

Le droit à la parole contraire est un droit constitutionnel, en Italie comme en France. Erri De Luca a exprimé son opinion. « Si mon opinion est un délit, je continuerai à le commettre. » Mais pour prouver que délit il y a, encore faut-il démontrer un lien de cause à effet entre ses propos tenus lors d’une interview au Huffington Post et les actes de sabotage perpétrés par les militants du mouvement NO TAV. Or rares sont les cas où un tel lien peut être établi, et pour cause. Le mouvement n’a pas attendu l’écrivain pour se former.

Qui plus est, Erri De Luca réclame le droit d’utiliser les mots dans un sens qui n’est pas celui que leur attribue la justice. Tel ce verbe « saboter », pour lequel il est poursuivi.

« Je revendique le droit d’utiliser le verbe “saboter” selon le bon vouloir de la langue italienne. Son emploi ne se réduit pas au sens de dégradation matérielle, comme le prétendent les procureurs de cette affaire.Par exemple : une grève, en particulier de type sauvage, sans préavis, sabote la production d’un établissement ou d’un service. Un soldat qui exécute mal un ordre le sabote. Un obstructionnisme parlementaire contre un projet de loi le sabote. Les négligences, volontaires ou non, sabotent. L’accusation portée contre moi sabote mon droit constitutionnel de parole contraire. Le verbe saboter a une très large application dans le sens figuré et coïncide avec le sens de “ entraver”. Les procureurs exigent que le verbe saboter ait un seul sens. Au nom de la langue italienne et de la raison, je refuse la limitation de sens. Il suffisait de consulter le dictionnaire pour archiver la plainte sans queue ni tête d’une société étrangère. J’accepte volontiers une condamnation pénale, mais pas une réduction de vocabulaire. »

Le terme « sabotage » figure dans une des toutes premières nouvelles d’Erri De Luca, « Le panneau ». Il y désigne un acte commis par des élèves de seconde qui ont détaché un panneau du bureau pour voir les jambes de la remplaçante, acte pour lequel toute la classe, murée dans un silence obstiné par solidarité avec les fauteurs de trouble, est menacée d’expulsion. Le terme de sabotage désigne ici un acte de transgression que le narrateur ne justifie pas en soi. Mais il se remémore, fasciné, ce refus non concerté de dénoncer les coupables, ce mouvement spontané de solidarité.

Dans l’article « Gens de lettres » de l’Encyclopédie, Voltaire saluait le courage de ceux qui, en disant la vérité, prennent des risques et s’exposent, tels les prophètes, à la persécution. Lors de sa condamnation pour Les Fleurs du mal, Victor Hugo félicita Baudelaire de sa « flétrissure », l’une des rares « décorations » que le régime pouvait accorder selon lui. Erri De Luca voit lui aussi dans « l’importance attribuée à [s]es phrases » une « reconnaissance littéraire » : « En Italie, je n’en ai reçu aucune pour la bonne et suffisante raison que je n’en souhaite aucune. Cette inculpation est mon premier prix littéraire en Italie. » Caisse de résonance, les procès amplifient le pouvoir des mots, les diffractent dans l’espace et dans le temps. Le général de Gaulle avait compris ce principe : au ministre qui le pressait de faire arrêter Sartre pour son soutien à l’appel à l’insoumission au cours de la guerre d’Algérie, il avait répliqué : « On ne met pas Voltaire en prison. »

Gisèle Sapiro

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