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Ce qui reste

Chaque poème du nouveau livre d’Olivier Barbarant est l’expression d’un instant que la mémoire a élu. Il restitue l’intensité vécue qui résiste à l’oubli, le temps d’une vie.
Olivier Barbarant
Un grand instant
Chaque poème du nouveau livre d’Olivier Barbarant est l’expression d’un instant que la mémoire a élu. Il restitue l’intensité vécue qui résiste à l’oubli, le temps d’une vie.

On connaît l’intérêt d’Olivier Barbarant pour Aragon – dont il a édité l’œuvre poétique dans la collection de la Pléiade –, Apollinaire, Colette, Claudel ou Racine. C’est ici la pensée de Vladimir Jankélévitch sur le temps et la mort qui semble au cœur de la construction du livre. Dans Temps mort, son journal de 1986-1998, Olivier Barbarant affirmait, en 1993-1994, « consacr[er] douze heures par jour à [s]a thèse, et le reste du temps à lire Jankélévitch[1] ».

La longue épigraphe empruntée au philosophe éclaire immédiatement l’oxymore du titre. Le « grand instant » désigne la vie d’un homme, si brève, d’un néant à l’autre, dans le temps universel. Si minime soit-il, l’homme dispose de cela seulement – de sa vie. Dans ce temps déjà si bref, « des années de bonheur tranquille » peuvent compter moins qu’une « joie-éclair » dans le « passionnant concentré de l’instant ponctuel ».

Cette citation figure dans la grande étude de Jankélévitch sur La Mort(Flammarion, 1977), comme celle du dernier poème des Élégies étranglées(Champ Vallon, 2013) : « Les hommes épargnés par le malheur savent tout ce que nous savons, mais ils ne savent pas comment, ni à quel point. » Voilà qui justifie le poème aux yeux du poète : il doit « rend[re] partageable [s]a façon d’avoir aimé, souffert, etc.[2] ».Il vibre comme l’émotion qui l’a fait naître. On doit entendre une voix qui se détache : « Écrire, c’est faire effraction dans la langue, pour l’obliger à accueillir un sujet[3]. »

La forme du poème peut varier : textes en prose, versets, vers libres et mesurés, avec ou sans rimes, récits, odes ou élégies. Pour la forme, l’émotion préside : elle commande l’utilisation de l’une ou de l’autre.

Dans le premier texte, une description, immuable, au présent, nous montre Ramerupt, village champenois des grands-parents, déjà évoqué dans Je ne suis pas Victor Hugo (Champ Vallon, 2007). Renouer avec l’instant descriptif fait entrer ce commencement dans la durée longue. Quelque chose n’est pas faillible, ici : « Autour, c’est la plaine et ce n’est que cela. » La négation restrictive sera tempérée par la mention des reliefs du village, le monument aux morts et puis la rivière, pour Ramerupt qui n’offrait qu’« une longue rue en pente, jusqu’au centre ». Les grands-parents s’effrayaient de voir leur petit-fils rejoindre l’espace dangereux des tourbillons. Ce paysage si simple semble idyllique dans le souvenir, un « lointain paradis » fécond. Ici tout commence, ici se vivent les « premières extases » : « Il est un âge qui fait de riens merveilles. » Ces « riens » (ou peut-être plutôt ces « presque-riens »), l’adulte ne cessera d’en rechercher le goût, le parfum, l’intensité, jusque dans les étreintes amoureuses pour retrouver dans la morsure d’un corps la sensation d’autrefois, « la forge en été gorgée de mirabelles faisant un miel épais de l’air qu’on respire ».

La phrase, fluide, est emportée par des subordonnées qui suivent des chemins écartés, acceptent les détours. Au présent des merveilles éternelles le constat de ce qui demeure ; à l’imparfait une autre forme de permanence inscrite dans le paysage. Constamment, des plans temporels se superposent : ce qui fut / ce qui est advenu. « Ainsi le rapport entre la beauté de certains instants et des paroles qui tentent de la dire demeure-t-il la seule force que j’aie jamais trouvé à opposer à ce gouffre incolore que m’est d’abord le fait de vivre[4]. »

Le second poème, « Au Père tranquille », nous emmène dans un café du quartier des Halles qui n’a guère changé au fil des années : « Je venais ici voilà plus de trente ans, et c’étaient / les mêmes gestes qu’aujourd’hui ». Le changement a été introduit par la société, le contexte politique, les téléphones portables qui mettent « le monde entier sur [la] table ». Comment lire, écrire, quand on est exposé à ces flux de paroles ? « [L]e silence est de plus en plus difficile à bâtir. » Le dernier vers s’adresse sans doute à ceux qui apparaîtront dans les poèmes suivants : « je pense à vos visages quand nous avions vingt ans ».

Ainsi Benoît, Rémi (I et II), Hadad, Adonis et Ivan, déjà présents dans les livres précédents du poète, sont-ils évoqués tour à tour. Les extases, si fortes, paraissent parfois terminales : « Il faisait de mon cœur une orange : à chacune de nos unions, il plongeait sa main entre mes côtes, l’arrachait, puis le pressait. J’aurais juré le voir en dévorer la pulpe, entre deux baisers. » Souvent le cœur bat à rompre.

Les histoires commencent et s’achèvent, parfois tragiquement quand la mort s’en mêle. 

Avec un peu de larmes, avec un rien de sang,
la douleur arrange le monde. 

Mais ces instants entrent dans le poème : 

Je n’ai rien oublié j’ai en mon temps cueilli
Le front perdu parmi les astres
Des étoiles à pleines poignées. 

Dans son « Ode à Bérénice », le poète évoquait la révolution de son être par l’irruption de cet amour dans sa vie[5]. Il ne s’agissait plus de passer. Il chantait « la braise près d’elle qu’être soudain nous fait »[6]. L’instant de bonheur s’étirait et se répétait : 

Si bien qu’on choisit de se taire et qu’on regarde le plafond
Laissant l’instant lentement couleur de l’un à l’autre pour tout se dire
la pure parole du vent 

L’unique inquiétude était alors sa maladie à lui qui la laisserait seule. Pourtant, lorsque Bérénice apparaît dans Un grand instant, elle est porteuse d’une maladie à la progression inéluctable : « Vivre sera donc voir la grâce lentement crucifiée. » L’ode (non dérisoire) s’inverse : « Nous n’avions pas prévu le pire : nous attendions son malheur et ma nuit. Je l’avais rêvée veuve, et ma plus belle apparence dans ses yeux clairs porteurs de mes images. Nous avions fait à deux un beau poème de pleurs, que le destin dément. »

Suivent d’autres instants de lumière et d’ombre dans les rues de Paris, au gré des souvenirs et de la confrontation aux réalités présentes. On y croise des personnes qui ont fui « des pays où le sable boit le sang », qui ont survécu à la traversée de la mer et qui maintenant installent sur les trottoirs des rues insouciantes leurs campements que des bulldozers viennent détruire : « Est-ce le destin vraiment de la ville moderne que de juxtaposer plus que jamais les injustices »

Dans le malheur personnel et collectif, comment trouver encore une lumière, une étincelle pour le poème et la vie ?

Je me jette à ce qui brille
Je bondis sur des soleils
Et quand je n’en trouve pas
J’en dessine avec mon sang 

« Au moment de mourir », nous sommes confrontés au « bilan », aux « instants à revoir » liés à des lieux, et d’abord à ceux de l’enfance. Ce qui l’emporte malgré tout, c’est l’humanité, l’amour qui rapproche les corps et les cœurs. 

Puisque le monde est ce qui tremble et s’organise entre deux corps
Malgré le temps passant mon seul pays demeure
L’arbre humain qui en tient la clé.

[1]. Olivier Barbarant, Temps mort, Champ Vallon, 1999.
[2]. Ibid.
[3]. Ibid.
[4]. Olivier Barbarant, Je ne suis pas Victor Hugo, Champ Vallon, 2007.
[5]. Olivier Barbarant, Odes dérisoires, Champ Vallon, 1998.
[6]. Olivier Barbarant affirmait dans Essais de voix malgré le vent (Champ Vallon, 2004) : « L’amour c’est la grammaire bousculée ».

Isabelle Lévesque

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