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Que reste-t-il ?

Le poème peut-il concilier l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, si difficiles à réunir selon Pascal ? Le titre associe la froide raison mathématique à l’expression de la plus forte des émotions.
Guillaume Richez
Géométrie du cri
Le poème peut-il concilier l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, si difficiles à réunir selon Pascal ? Le titre associe la froide raison mathématique à l’expression de la plus forte des émotions.

Dans l’épigraphe empruntée à son Don Quichotte, Kathy Acker prévient : « [L]e langage que j’utilise n’est pas ce que je désire et fabrique. C’est ce qui m’est donné. Le langage est toujours une communauté. Le langage est ce que je sais et c’est mon cri[1]. » Le poète de Géométrie du cri fait entendre des voix qui se croisent, se coupent sans se répondre, parfois se taisent définitivement, violemment.

Auteur de deux thrillers[2], amateur de romans policiers ou de science-fiction, Guillaume Richez montre comme lecteur que la langue le questionne et qu’il fait fi des genres[3]. Dans ce poème suscitant sa propre langue, des bribes de récit criminel se heurtent à la froideur abstraite des équations.

Le titre du livre peut faire penser au tableau d’Edvard Munch, à sa solide construction géométrique, une verticale, des parallèles obliques qui se rejoignent. Des courbes inquiétantes la traversent : le cri est entendu autant que poussé. Il déchire un univers oppressant.

Les titres des deux parties, « 18 h 31 (fig. A) » et « 18 h 32 (fig. B) » semblent extraits d’un ouvrage de mécanique. Mais fig. A et fig. B n’accompagnent aucun dessin. L’écart d’une minute semble indiquer qu’il s’agit de deux états successifs d’un même système. La question se pose : « (Dans le poème quelle est la différence entre l’arbre de 18 h 31 et l’arbre de 18 h 32 ?) » Le récit sous-jacent a-t-il éliminé dans l’intervalle l’un de ses personnages ? 

ce sont deux (1 + 1)
qui attendent
deux (1 + 1) qui
attendent 

Quelqu’un dit « tu », il est rejoint dans le « nous » pourtant menacé par « la violence mathématique »

toi et elle
toi et une nouvelle inconnue
recouverts de vos peaux froides
de visages disparates et de métal 

Loin d’une tonalité pathétique, le récit éclaté se déroule sous une lumière froide et le poète lui-même se présente comme « un géomètre de parking souterrain ».

tu continues à versifier à vide
avec ton allure de mort avant gauche
toujours à ronger des os de voiture
criblé du silence minéral des parkings souterrains 

« Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde », écrivait Wittgenstein. Dans le poème, le je « est une forme abstraite de la géométrie[4] », il se divise en « (moi + moi) », qui porte sa « lente tristesse théorique » dont le monde est appelé à disparaître à la dernière page.

Les additions « (1 + 1) », dissociation du moi ou affirmation du couple, sont sans somme. La soustraction menace avant de s’accomplir. La différence finale est connue d’avance, c’est 0. Les mots donnent du corps à l’implacable logique mathématique : « chambre froide », « hôpital », « morgue », « mourir » retentissent comme le cri d’une défaite. Ce 0, « cette mort / c’est encore du langage ». Le manque est inhérent à cette forme de présence confisquée, dans cette « voix sans consonnes ».

Le poème commente : « (Les nombres sont une éclipse du langage.) » Et encore : « le poème n’a / pas d’autre sujet que / la syntaxe ».

La soustraction commence par elle, qui « ignorait qu’elle deviendrait mathématique », qui disparaît abruptement : « la pensée de viande crue de toi si morte la simultanéité du calibre et de la bouche plus la somme de la main à la tête moins le poème = l’arbre (fig. B). » « arbre » et « sept », en capitales, apparaissent parfois, binôme secret, comme des inconnues de l’algèbre du poème.

Où trouver une mesure exacte, entre « ce vieux bruit de ciel » et « toute l’approximation du soir » ? Les privatifs ont fort à faire, amplifiés par les négations qui traversent l’ensemble de Géométrie du cri « aucun angle ne réfléchit le cri. » Signe de vie, naissance à la vie, le cri n’existe plus que dans sa disparition. Le mot pend au début ou à la fin de certains vers, coupé de la bouche : « rien ne sera dit / de cette bouche. »

Le poème retrace d’abord « le peu de mort » puis « la vie qu’il nous reste à mourir ». C’est aussi « le cri / entre la mort du garçon / et la mort de la fille » juste avant que le langage soit « hors service ».

Mise en équation, schémas, pourcentages, statistiques, et c’est la fin.

deux personnes changent le paysage
les deux sont mortes
quel paysage reste-t-il 

[1] Kathy Acker, Don Quichotte, traduit par Laurence Viallet (Laurence Viallet, 2010).
[2] Opération Khéops (J’ai lu, 2012) et Blackstone (Fleur sauvage, 2017).
[3] Guillaume Richez publie ses notes de lecture sur son blog, Les Imposteurs.
[4] Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus – traduit par Gilles-Gaston Granger (Gallimard, 1993).

Isabelle Lévesque

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