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Chagall, peinture et musique

Article publié dans le n°1139 (14 nov. 2015) de Quinzaines

Quatre expositions pour un même peintre, peu cité aujourd’hui mais dont on redécouvre avec un bonheur inentamé le charme profond : Marc Chagall est exposé au Musée de la musique de la Philharmonie de Paris, et simultanément à « La Piscine-Musée d’art et d’industrie » de Roubaix ; l’ensemble sera ensuite présenté, dans des configurations différentes, à Nice et à Montréal. Le thème fédérateur est le rapport de ce peintre à la musique, dont le catalogue d’exposition éclaire les aspects majeurs.    

CHAGALL ET LA MUSIQUE
Sous la direction d’Ambre Gauthier
et de Meret Meyer
Gallimard/Philharmonie de Paris/La Piscine-Roubaix, 360 p., 45 €

Quatre expositions pour un même peintre, peu cité aujourd’hui mais dont on redécouvre avec un bonheur inentamé le charme profond : Marc Chagall est exposé au Musée de la musique de la Philharmonie de Paris, et simultanément à « La Piscine-Musée d’art et d’industrie » de Roubaix ; l’ensemble sera ensuite présenté, dans des configurations différentes, à Nice et à Montréal. Le thème fédérateur est le rapport de ce peintre à la musique, dont le catalogue d’exposition éclaire les aspects majeurs.    

La réflexion sur le croisement des arts est devenue familière à beaucoup, notamment en ce qui concerne les relations entre peinture, sculpture et littérature. La musique est le parent pauvre de ces études, alors même qu’elle a joué un rôle de premier plan, par exemple pour la poésie au XVIe siècle (c’est, par exemple, parce qu’il savait que beaucoup de ses poèmes seraient mis en musique que Ronsard a systématisé dans ses vers lyriques l’alternance des rimes masculines et féminines). Et que dire du rapport à la musique des écrivains des générations romantique et symboliste ? Les croisements entre musique et peinture sont encore plus rarement étudiés. En 2014 a paru le beau livre de Sarah Barbedette Poétique du concert (Fayard) qui analyse avec beaucoup de finesse les rapports entre création plastique et musique contemporaine en s’appuyant sur le travail pictural de Nicolas de Staël.

Le catalogue des expositions Chagall a l’avantage de pouvoir se passer de toute transposition métaphorique de la peinture dans la musique : la vie et l’œuvre du peintre ont été baignées et nourries par cet art. C’est en écoutant Mozart, le plus souvent, qu’il peignait ; et c’est naturellement à Chagall que fit appel André Malraux en 1962 pour la création du nouveau plafond de l’Opéra de Paris. Il a également travaillé pour de nombreux décors de scène. On sait d’ailleurs à quel point son œuvre est hantée par la figure du violoniste ; icône de sa judéité, avec son corps un peu désarticulé et dansant, une face démoniaque parfois, et l’archet tranchant à vif sur l’instrument, il est un leitmotiv de cette œuvre, presque une signature musicale de l’artiste.

Chagall fut dès son enfance imprégné de musique par son entourage familial dans la petite communauté juive hassidique de sa ville natale de Vitebsk en Russie : si son oncle jouait du violon, sa mère chantait aussi la veille du Shabbat, le grand-père était chantre, un oncle psalmodiait, et lui-même envisagea d’entrer au Conservatoire. Plus tard, devenu peintre, il portera toujours l’ambition d’un « art total » où se confondraient les différentes disciplines de la création. Son goût pour les spectacles du cirque en témoigne : superposée à ses souvenirs d’enfance, Chagall y projette une image de la condition de l’artiste et du juif errant, pris entre la beauté du rêve et l’angoisse de l’exil.

L’expérience croisée des trois langues qu’il a dû maîtriser – le yiddish, le russe et le français – a certainement servi à Chagall de catalyseur dans la liaison esthétique entre peinture et musique. Selon Danielle Cohen-Levinas, ce croisement doit quelque chose à l’« eschatologie audible de la couleur » qui sous-tend la narration biblique, où « rien ne peut se comprendre sans le motif de l’interpellation ». Le travail de Chagall sur les lettres, influencé par l’esthétique de l’art russe du début du XXe siècle, est déjà marqué par un souci du rythme qui introduit une dimension acoustique dans les jeux du noir et du blanc. Pour ses œuvres chromatiques, proprement picturales, Chagall dira : « Il faut faire chanter le dessin par la couleur, il faut faire comme Debussy ». Cette ambition trouvera à s’exprimer dans toutes les créations qu’on lui demandera pour la scène : dès les panneaux qu’il conçoit pour le Théâtre d’art juif à Moscou,loin de concevoir un simple « décor », il développe une conception symphonique de l’espace, englobant les corps et les costumes des acteurs-chanteurs dans une confusion harmonieuse avec la musique. Dans son travail pour L’Oiseau de feu (1945), Daphnis et Chloé (1958), La Flûte enchantée (1967), Bruno Gaudichon voit ainsi « l’alchimie virtuose du pictural, du musical et du sculptural, de la couleur, du rythme et de la matière en volume ».

Les différents chapitres du catalogue construisent un puzzle éclaté et symphonique – un peu à la manière du plafond de l’Opéra de Paris –, qui éclaire par fragments juxtaposés une création aussi féconde que fidèle à sa propre voie : au gré des époques et des commandes qui lui sont faites, Chagall trouve constamment à se réinventer, avec une fraîcheur qu’on peut admirer. Chaque œuvre est expérimentale, mais à partir d’un vocabulaire chromatique et figuratif presque immuable ; personnages, jeunes femmes (qui émeuvent parfois comme la Fiancée de Rembrandt), musiciens, animaux (le coq, l’âne), figures d’anges, scènes de cirque, le tout mêlé grâce à des jeux de superpositions à des échelles différentes qui grossissent ou réduisent les corps ; et l’ensemble est à la fois dissocié et confondu dans un fond incertain et tourbillonnant, proche et lointain, intensément présent.

Le thème musical donne à cette œuvre une énergie tourbillonnante que montre bien le plafond de l’Opéra de Paris. Comme l’écrit Éric de Vischer, Chagall est « fasciné par cette capacité des compositeurs à traiter […] un espace sonore sans bords et, de surcroît, en perpétuel mouvement » ; il transforme ainsi la configuration circulaire en « une formidable machine dynamique tournoyante », alternant tons froids et tons chauds, créant des effets de mosaïque, de vitrail ou de pierreries dans une « œuvre-monde ». Au centre, Chagall a placé un petit panthéon personnel réservé aux compositeurs qu’il affectionnait particulièrement : Beethoven, Gluck, Bizet et Verdi.

Les très nombreuses iconographies (cinq cents, en couleurs) mêlent dessins, photos de l’artiste, costumes de scène et surtout esquisses préparatoires et maquettes définitives pour les œuvres monumentales. On peut y saisir au vif l’art de Chagall, grâce à des reproductions de grande qualité : un art de ne pas finir, de laisser l’œuvre dans un tremblé d’esquisse, qui accentue la sensation vitale de mouvement. Il atteint à l’expressivité avec une économie de moyens extrême – gouache, aquarelle, papier ou tissu collé, crayon et encre de Chine, dont la légèreté autorise de grandes audaces dans la mise en espace, la superposition des plans, les accords dissonants de couleurs. C’est à chaque fois ou presque une « Création » du monde, une genèse picturale où la forme humaine (toujours centrale) surgit d’un chaos de couleurs, sans que jamais la ligne graphique ne fixe ni n’immobilise. Elle ouvre au contraire la possibilité d’un récit, elle est l’esquisse vibrante d’une narration.

L’hybridation est au cœur de cette œuvre picturale (comme elle est inscrite dans l’histoire de la langue maternelle de Chagall, le yiddish) : les formes se mêlent, se greffent les unes sur les autres, associant en d’étranges organismes figures humaines, plantes, et surtout animaux. Il aurait été intéressant que ce catalogue abordât de manière analytique la question de l’hybridation entre peinture et musique chez Chagall. Meret Meyer met bien en perspective la notion d’« art total » dans les ambitions du peintre. Le pianiste Mikhaïl Rudy écrit que, dès les premiers travaux monumentaux du peintre, « on croit entendre les accords dissonants répétés avec des rythmes d’acier comme dans LeSacre du Printemps ou LesNoces de Stravinsky ». Ambre Gauthier montre avec une grande pertinence dans les œuvres graphiques de Chagall « l’omniprésence de l’écriture musicale et du rythme ». Une analyse du même ordre reste à faire concernant les œuvres chromatiques, grands panneaux colorés et esquisses ou maquettes. Les iconographies du livre apportent implicitement des éléments de réponse par l’esthétique et la technique picturale de Chagall : un art du décentrement du sujet, abolissant la notion de cadre ; des modulations constantes de couleurs, comme des variations de tonalités ; des effets de rythmes créés par des scansions de formes ou de sujets ; une absence de distinction entre plans et une juxtaposition de touches sans systématisme, qui peuvent aisément faire penser à l’écriture de Debussy. Il est vrai que les décors et les costumes de Chagall pour Daphnis et Chloé sont d’une pénétrante douceur, toute emplie de grâce enfantine.

Daniel Bergez

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