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Chloé Delaume, la sybille

Un livre de Chloé Delaume est toujours un événement qui tranche dans le ronronnement des lettres françaises. Depuis les tectoniques d’écriture des Mouflettes d’Atropos, du Cri du sablier jusqu’à Où le sang nous appelle (co-écrit avec Daniel Schneidermann), la singularité de l’univers delaumien dévisse notre rapport à la littérature. Il y a une littérature qui vient pour ne rien déranger, pour laisser dormir pensées, actions et langue, et il y en a une autre, minoritaire, qui crie et creuse d’autres langues, d’autres sensations dans le Verbe : Delaume, Cixous, Guyotat, Surya, Valère Novarina, Liliane Giraudon et autres sorciers des lettres qui brûlent.
Chloé Delaume
Les Sorcières de la République
(Seuil)
Un livre de Chloé Delaume est toujours un événement qui tranche dans le ronronnement des lettres françaises. Depuis les tectoniques d’écriture des Mouflettes d’Atropos, du Cri du sablier jusqu’à Où le sang nous appelle (co-écrit avec Daniel Schneidermann), la singularité de l’univers delaumien dévisse notre rapport à la littérature. Il y a une littérature qui vient pour ne rien déranger, pour laisser dormir pensées, actions et langue, et il y en a une autre, minoritaire, qui crie et creuse d’autres langues, d’autres sensations dans le Verbe : Delaume, Cixous, Guyotat, Surya, Valère Novarina, Liliane Giraudon et autres sorciers des lettres qui brûlent.

S’éloignant du terrain de l’autofiction auquel on a trop souvent cantonné Chloé Delaume alors qu’elle dynamite tous les genres, toutes les limites, Les Sorcières de la République livre une fable féroce portée par un humour caustique. En France, en 2017, le Parti du Cercle, remportant l’élection présidentielle, est arrivé au pouvoir. Émanation d’un groupe féministe qui a tenté de mettre un terme à deux millénaires de domination masculine, de patriarcat, le Parti du Cercle a durant trois ans plongé la France dans le chaos et la terreur. De ces trois années, aucune trace, aucun souvenir, aucun fait ne subsiste car une amnésie collective votée par référendum a été décrétée en 2020. Quatre décennies plus tard, en 2062, dans une France devenue tropicale, étouffant sous 35° Celsius en raison du réchauffement climatique, un simulacre de méga-procès médiatique s’ouvre avec la Sibylle sur le banc des accusés. Adoptée par Héra, conseillère des six déesses de l’Olympe, la prophétesse du Parti du Cercle est la seule dépositaire des années de folie, la seule en mesure de lever le voile sur l’amnésie. Le montage narratif construit par le double de Temesta Delaume (2002-2016), dont nous lisons le « In memoriam » à la dernière page, recourt aux pyrotechnies psychédéliques dans lesquelles l’auteur excelle : polyphonie (voix de la Sibylle, voix de la présentatrice à la bouvarde pécuchet Marjolaine Pithiviers), courriels entre une Artémis partisane d’une nation lesbienne, sœur de Valérie Solanas, et un Jésus-Christ homosexuel, voire drag queen, parodie de programmes numériques de sauvegarde psychique imposés par une société avalée par une débilité sans retour, pages du Nouveau Commencement, le manifeste matriarcal.

Dotée d’un radar surnaturel, Chloé Delaume nous livre quarante et un chants qui scandent la durée du procès de la Sibylle, cinq jours et cinq nuits durant lesquels la créature d’apparence juvénile de 2913 ans délivre une double vérité. D’une part, la vérité sur l’histoire des femmes, sur leur oppression par le phallocentrisme, leur aliénation multiséculaire, d’autre part, celle sur la dérive sectaire, folle du Parti du Cercle, la spirale de la vengeance qui étouffa dans l’œuf les espoirs d’émancipation.

Le pire des cauchemars se dessine dès lors qu’accédant à une liberté dont elles ont été spoliées depuis Lilith les femmes se mettent à singer les hommes, retombent dans les polarités victime-bourreau, inversant les rôles. Chloé Delaume dresse un pendant de la Terreur qui ravagea la France dès 1792-1793 : deux siècles plus tard se déchaîne la Terreur issue d’une révolution féministe trahie, qui a dérapé dans le ressentiment et le sang. Le serment-terreur a pour pendant le « serment de la théière », pierre du gynécée, signé par les six déesses et la Sybille. Les massacres de septembre 1792 ont leur pendant dans septembre 2018, coup d’envoi des dérives tortionnaires. Devant des milliers de spectateurs venus assister au grand show du XXIe siècle, la Sibylle expose comment la soif de liberté a accouché du pire, comment les anciennes dominées, les laissées-pour-compte sont devenues bourreaux, fascistes, se sont mises à ressembler à leurs oppresseurs. Dans une débauche d’imaginaire et de voyance, Les Sorcières de la République sonde le point de bascule, le réveil de l’esprit des Érinyes, de Némésis, le glissement dans l’horreur.

Il est des terreurs blanches, noires, rouges, XY et XX, testostéronée et ovulaire. Les terreurs rouges n’ont rien à envier aux noires, les terreurs XX rien à envier aux XY. La puissance sidérante du roman vient d’un dispositif qui convoque mortels et déesses. Les femmes n’ont pas choisi de ravir le pouvoir aux hommes, d’instaurer un règne de liberté, d’égalité et de sororité : ce sont les déesses d’un Olympe fétide, devenu irrespirable en raison de la pollution causée par les humains qui, lors d’une séance plénière, décident du sort de l’humanité. L’apocalypse prévue par le codex maya le 21 décembre 2012 approche. L’avenir de l’humanité est entre les mains des six Immortelles qui, tour à tour, argumentent : doivent-elles faire périr les humains, la pire des espèces, la plus toxique, ou doivent-elles les sauver ? Alors que toutes penchent en faveur de l’extinction d’une humanité super-prédatrice, Héra, légitime de Zeus, la bafouée, la divinité du mariage, impose de préserver la Terre afin de libérer une moitié de l’humanité, les femmes. « Le but était de libérer les femmes. De faire en sorte qu’elles soient lucides et rétablissent l’égalité en prenant conscience des schémas qui anéantissaient leur puissance initiale. Il fallait leur donner les clefs, les outils, une méthode. »

Sœur de Cassandre, douée de dons de prophéties que personne ne croit, la Sibylle voit d’emblée les bains de sang qui vont couler, les purges, les emprisonnements, le désastre d’une politique féministe. L’espèce humaine est pourrie, hommes, femmes, transgenres, c’est kif-kif bourricot. Un utérus, naturel ou artificiel, un phallus au pouvoir, c’est du pareil au même si les êtres sont dépossédés de leurs puissances intenses, de leur esprit critique, de leurs capacités conceptuelles et émotives.

L’année 2020 zébrée par le reformatage de la mémoire collective, par le décret d’une amnésie générale, c’est maintenant. Lire cette fiction éblouissante, ravageante, c’est comprendre que 2020 est déjà arrivé, non pas sous la guise d’une révolution des femmes mais d’une culture de l’amnésie, de la lobotomie, du trademarking des cerveaux. La parenthèse d’une Histoire en crise, livrée à une démence collective, les descriptions de guignols politiques menant la planète à la ruine, des trahisons de la gauche, des politiques assassines sous le joug de la troïka, la mise en fiction des dévastations écologiques, de l’ogre Monsanto, du nouvel esclavage consumériste d’humains décérébrés qui émaillent Les Sorcières de la République nous tendent un miroir de notre époque, de la déliquescence actuelle. La Sibylle de Cumes-Paname, c’est Chloé Delaume qui nous balance nos mythologies du XXIe siècle, toutes de pacotille et de mort.

En 2020, il n’y avait plus de Lady Macbeth pour se tordre dans le remords. Le cycle de la terreur avait réussi à éteindre les braises de la conscience. Un peuple qui ne peut affronter les crimes qu’il a commis, assumer ses dérapages, décide de se livrer à une castration chimique, à une omerta chirurgicale. Les dépositions de la Sibylle confirment le bien-fondé de son choix : il ne fallait pas que l’espèce humaine survive. Après avoir assassiné les six dieux qui ont vendu l’Olympe au FMI, la Grèce et l’Europe à l’Austérité, qui ont marchandé leur éviction, la fin du polythéisme au profit du triste dieu sur sa croix, les déesses choisissent d’établir la gynarchie sur Terre. Reste à élire le territoire sur lequel planter les bases du matriarcat. Ce sera la France. Après un repas digne de Sénèque au cours duquel elles ont passé les dieux au fil du curare, les déesses descendent de l’Olympe, direction Paris. Le réel ne pouvant être modifié, la révolution se révélant impossible par le biais des insurrections, des soulèvements, la Sibylle, Aphrodite, Artémis, Athéna, Héra, Hestia, Déméter délivrent aux femmes les sortilèges et philtres des sorcières, un kit magico-chimique permettant de transformer un membre du Front national en bichon maltais, des traîtres écologistes en porte-parapluies, un ex-président en poney bai. Les chants de la Sibylle se referment sur une amère déception : en 2062, rien n’a changé, les mers se sont vidées de leurs poissons, les calottes glaciaires ont fondu, dix milliards d’humains saccagent Gaïa, épuisent ses dernières ressources, le monde court à sa perte comme si rien n’avait été tenté autour de 2017 en France. Le réveil des consciences n’a pas eu lieu. L’Opération Lucidador, censée libérer l’auto-aliénation à laquelle les femmes participent, ne libère que les pires maux enfouis dans la boîte de Pandore.

La caricature de procès, si proche de ce que l’on vit actuellement, dure cinq jours et cinq nuits, le temps qu’il a fallu à Gaïa pour créer la terre, les mers, le ciel avant d’être spoliée de sa création par un Dieu usurpateur. Nouvelle Jeanne d’Arc, la Sibylle sera mise à mort, condamnée au bûcher. La novlangue, la novpensée continueront à prospérer. Il n’y a pas de Nouveau Commencement sans acmé de destruction. La Nouvelle Femme s’est métamorphosée en Tueuse, regagnant les cercles des Tueurs. Dans les murs de mots implosés merchandising, il y a les mots-aiguilles, les verbes-torpilles, les adjectifs-caresses, les cuves chamaniques de Chloé Delaume, qui nous décoche, de ses flèches olympiques, une parabole sidérante. Un coup de tonnerre dans la rentrée littéraire, qui fait sortir cette dernière de ses rails. En 2062, si l’Homo sapiens existe encore, du moins sous sa forme actuelle, nous distribuerons en samizdat de résistance Les Sorcières de la République.


[ Extrait ]

« Aphrodite hésitait entre sauver les putes professionnelles des griffes des abolitionnistes, les mômes des injections qui rendent anorexique, ou aider Déméter à sauver des bestioles qui font de jolis manteaux. Finalement on s’est accordées sur l’industrie textile, puisque j’ai vomi des grenouilles. »

Chloé Delaume, Les Sorcières de la République, p. 141

Véronique Bergen