Sur le même sujet

A lire aussi

Dans le mouvement du bandonéon

C’est d’abord une question de paysage, de couleurs, de lumière, une affaire de perceptions : les traces rouge sang, le gris d’acier de la mer, une robe verte achetée et laissée sur un banc, un vase ébréché dont on ne peut se défaire… On entre dans l’univers de Michèle Lesbre par un réseau sensible, des notations qui se croisent, se rencontrent, comme les êtres. Rien qui pèse ou qui pose, pour reprendre les mots de Verlaine, poète qui pourrait traverser ces pages.
Michèle Lesbre
Ecoute la pluie (Sabine Wespieser)
Michèle Lesbre
Victor Dojlida, une vie dans l'ombre. (réédition) (Sabine Wespieser)
C’est d’abord une question de paysage, de couleurs, de lumière, une affaire de perceptions : les traces rouge sang, le gris d’acier de la mer, une robe verte achetée et laissée sur un banc, un vase ébréché dont on ne peut se défaire… On entre dans l’univers de Michèle Lesbre par un réseau sensible, des notations qui se croisent, se rencontrent, comme les êtres. Rien qui pèse ou qui pose, pour reprendre les mots de Verlaine, poète qui pourrait traverser ces pages.

Mais ici, c’est Duras qui est citée en épigraphe, et on laissera les lecteurs découvrir pourquoi. Écoute la pluie est un roman bref et dense comme tous les textes de Michèle Lesbre. Une femme, la narratrice, a rendez-vous avec un homme. Ils doivent se retrouver au bord de la mer, dans un hôtel qui leur est familier, ou l’a été. Ils se sont aimés là, puis perdus ; tout devrait recommencer en ce lieu non loin de Nantes où désormais il vit. Mais un accident empêche qu’elle parte : un vieil homme se jette sur les rails du métro, un sourire sur les lèvres. Elle pourrait partir, rien ne la retarde vraiment, mais ce geste est comme un scandale, au sens étymologique : c’est le petit caillou dans la chaussure. Et c’est aussi ce qu’on entend par ce mot, quelque chose qui n’a pas lieu d’être, qui révolte, qui bouleverse.

La mort de ce vieil homme, dans une solitude désarmante, pourrait rappeler celle du héros de De Sica dans Umberto D. Pour la narratrice, qui a cru autrefois aux utopies, ce suicide est comme une souffrance de plus, la confirmation d’une époque sans pitié à l’égard des plus fragiles. Elle se met à errer dans Paris, se retrouve un instant dans une soirée mondaine, comme sortie d’un film d’Antonioni ou de Louis Malle, hurle sa colère et poursuit son chemin sous l’orage. Elle aime la pluie, s’égare sous l’averse. L’homme, sur qui elle essaie d’en savoir plus, a été machiniste à la RATP. Il a conduit des rames, lui aussi, et la narratrice se le figure en cet automne de 1961, quand la police chargeait à Charonne, ou dans la sinistre soirée du 17 octobre de cette année-là.

C’est pourquoi parler de la dimension politique de ce court roman n’est pas le pire moyen d’entrer dans ses pages. La réédition de Victor Dojlida, une vie dans l’ombre rappelle quelle foi a animé des gens en ce siècle. Dojlida, résistant à Homécourt, en Lorraine, s’est engagé très jeune dans la FTP-MOI. Il est dénoncé, déporté, et quand il rentre des camps, ceux qui l’ont fait interner sont toujours en place, déterminés à nuire. Il se retrouvera en prison pendant des années. Son histoire est de ces scandales qui bouleversent l’auteur, narratrice du récit qui le met en scène. Et on se dit que de nombreux Dojlida, perdants éternels d’une histoire qui efface les noms, mériteraient qu’on raconte ce qu’ils ont vécu, pour les réhabiliter par le texte.

Dans Écoute la pluie, l’amant à qui la narratrice s’adresse, par un « tu » qui revient, réhabilite les êtres par la photographie. La narratrice et lui se sont rencontrés autour de photos, celles des usines Wonder, du Larzac, et ils se sont aimés dans des voyages qu’il faisait, appareil en bandoulière. Les photos de Claude Batho, dont une Balançoire qui rappelle l’enfance paisible, font également le lien entre cet homme et elle, entre présent et passé, entre oubli et souvenir vivant. Et cette photo rappelle aussi l’enfance de la narratrice, les longues marches dans la campagne, en compagnie de son grand-père qui a été pour elle celui qui ouvre au monde. Un oncle l’avait aussi été pour l’homme qu’elle aime, en lui offrant son premier appareil photo lorsqu’il avait dix ans. Quelque chose entre-temps s’est perdu, qui tient en une phrase : « Les vies d’adultes ne sont que tentatives pour guérir le chagrin de l’enfance inachevée, toujours inachevée. » Tout se fait sans cesse écho et on lit comme on tisserait, dans le plaisir de voir la tapisserie prendre forme.
Mais le mouvement des souvenirs est aussi celui d’un bandonéon que la narratrice écoute, en cette nuit qu’elle passe dans Paris, déambulant pour oublier la scène tragique : « Je n’étais pas très loin d’un café où, chaque soir, un groupe de vieux Argentins étirent la nuit sur leurs bandonéons et chantent des mots de douleur et de sang. J’ai marché vers ce café, j’étais terrassée par le pouvoir qu’avait le vieil homme du métro de faire surgir tout un passé, le nôtre, tout ce qui avait jalonné la longue histoire qui n’en finissait pas de nous réunir et de nous séparer, de révéler ses failles et ses sursauts, de me faire douter d’elle. » La phrase mime le mouvement heurté et pourtant sensuel des soufflets de l’instrument et l’on se dit que toute histoire, notamment d’amour, ressemble à ce mouvement qui rapproche et éloigne, sans s’arrêter.

La nuit parisienne fait écho à d’autres nuits, à Trieste, à Venise, ailleurs encore. Paysages, passages… Au terme de cette errance, quelques certitudes sont nées, et un espoir, celui de recommencer, de réinventer, de se réinventer, parce que, comme l’écrit la narratrice, « nous sommes vivants ».

Norbert Czarny

Vous aimerez aussi