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En Grèce, c'est-à-dire partout

Article publié dans le n°1040 (16 juin 2011) de Quinzaines

Sur la couverture, la tête rouge d’un taureau donne une idée de l’animal qu’Aris, héros du roman, doit dompter. Cette bête a pourtant des faces multiples et nous n’en dirons pas trop sur elle. Disons qu’elle a à voir avec certaines pratiques érotiques du personnage, et avec la poésie, un poème qu’il veut écrire en particulier.
Ersi Sotiropoulos
Dompter la bête
(Quidam)
Sur la couverture, la tête rouge d’un taureau donne une idée de l’animal qu’Aris, héros du roman, doit dompter. Cette bête a pourtant des faces multiples et nous n’en dirons pas trop sur elle. Disons qu’elle a à voir avec certaines pratiques érotiques du personnage, et avec la poésie, un poème qu’il veut écrire en particulier.

Cette bête est pour commencer le Temps qui a passé et qui a transformé un jeune idéaliste qui fréquentait beaucoup les manifestations de gauche, en un homme arrivé, conseiller d’un ministre. Est-il toujours de gauche ? A-t-il perdu toutes ses illusions ? Difficile de le savoir : « Qui se souciait d’idéologie à présent ? La langue était en bois massif, ceux qui la parlaient le savaient mieux que personne. Le parcours du parti, du profil tiers-mondiste à la majorité absolue, des slogans de tribune aux privilèges douillets du pouvoir, de la vision socialiste au charme discret de la bourgeoisie, n’était qu’une course haletante afin de sauver les apparences. » On est en Grèce, c’est-à-dire partout : des retraités manifestent en chaise roulante, le mégot au coin des lèvres, un Nigérian vend de la camelote sous les fenêtres du ministère, un mendiant s’installe près du Nigérian, jour après jour, et Aris zigzague entre des femmes (la sienne, sa maîtresse et bien sûr sa mère, parmi bien d’autres), cherche son chemin. Zigzags dans les orangers : c’était le titre du précédent roman de Sotiropoulos édité chez Maurice Nadeau. Ici, ce mouvement qui devrait lui faire éviter les obstacles les lui fait heurter de front, souvent. Ainsi, son chauffeur et lui échappent difficilement aux attaques d’une Peugeot conduite par un jeune voyou au bonnet rouge, que ce soit dans les petites rues ou les grandes avenues.

Aris est également confronté aux tentatives de corruption d’un certain Takaropoulos, que le ministre semble soutenir. Il est question de travaux d’assainissement en Épire, au nord du pays, et Aris pourrait aider son corrupteur. Il a beau essayer de se débarrasser du chèque de l’intéressé, il n’arrive à rien, comme Haddock avec son sparadrap. Corruption donc, et clientélisme, puisque l’on compte sur lui pour aider une belle-sœur à obtenir un emploi. Difficile de dire non… Si l’on devait résumer l’état moral du pays, on se le figurerait à travers le couple Kosmado­poulos, deux lecteurs de Kavafis : « La vision de Kosmadopoulos et madame déclamant du Kavafis eut un effet anxiolytique sur Aris. L’occupation principale du couple était de clôturer leur villa en bord de mer. Ils vivaient dans la terreur des Albanais, changeaient sans cesse de fournisseurs et d’ouvriers, construisaient et abattaient les murs chaque année, et le fameux vers de Kavafis, Ils ont élevé de hautes murailles autour de moi, leur allait comme un gant. » Le ton est donné, dans cet extrait parmi bien d’autres. Sotiropoulos met l’accent sur ce qui dérange, utilise l’ironie, voire la caricature à la façon d’un Flaubert ou d’un Daumier. Parfois, c’est donc au lecteur de saisir le trait, parfois c’est énorme et ravageur.

Aris se pique d’être poète. Il rêve de dompter la « bête », un poème donc, qu’il doit écrire pour une cérémonie. Le monde dans lequel il évolue oscille entre la mondanité grotesque et le pathétique. Quand « le poète » qui l’a fait connaître meurt, il se rend à la veillée funèbre et subit sa veuve et héritière présumée. Les larmes et gémissements de cette femme comptent moins que les intérêts réels et symboliques qu’elle tire du défunt. On s’épie et se défie entre deux petits fours et les personnes rassemblées pour l’occasion semblent déjà calculer le coup suivant. Ce sera la lecture d’Aris, un triomphe pour le héros et en même temps une déculottée puisque ce soir-là, Penny, sa maîtresse rompt avec lui.

Le chapitre des femmes et celui des besoins à satisfaire n’est pas le moins dense. Là aussi, la Grèce est partout ou comme dans Ubu, nulle part : les désirs impétueux d’Aris, présents dès la première page servent de fil conducteur à l’intrigue. Cela tourne parfois au vaudeville, avec quiproquo, quand il offre des fleurs à Penny, joignant au bouquet de roses rouges un billet peu équivoque, et que la jeune maîtresse approche Carla, l’épouse, et sympathise avec elle. Comme en écho à la soirée mondaine chez le poète, la fête d’anniversaire est un moment de pure comédie. À la fois dans sa construction et dans sa signification : on joue beaucoup sur les apparences. Les voyages d’amants ont quelque chose de sinistre ; ce sont des escapades calculées et pour Aris, le moyen de vérifier sa virilité.

Mais Dompter la bête ne serait pas tout à fait un roman grec s’il n’y avait pas la mère. Elle a plus ou moins désespéré son époux, mort désor­mais. Il avait trouvé un fragile refuge dans son bureau, pris dans le culte d’Hypatia, figure antique, loin de la furieuse Athènes en travaux pour les Jeux olympiques. Maintenant, la mère appelle Aris, elle l’attend, elle le tyrannise comme savent le faire les mères de Médi­terranée. Un peu portée sur la bouteille, elle passe son temps à admirer les brushings de Nikki Abbott, l’une des héroïnes des Feux de l’amour, interminable feuilleton américain et planétaire, qui capte l’attention de bien des ménagères et retraitées. Elle est accompagnée et soutenue par une jeune Ukrainienne au charme de laquelle Aris n’est pas insensible. Les effets dominos de la mondialisation, la disparition du Rideau de fer ont conduit là cette professeure de biologie qui aidera Paolo, alias le Cannibale, fils d’Aris à améliorer son niveau en physique-chimie.

Le cannibale, né avec un handicap, garçon fragile et sensible, est sans doute avec la digne Carla l’un des rares personnages vraiment attachants du roman. Non qu’Aris soit chargé, mais son goût pour les amitiés médiocres, ses compromissions multiples, sa façon de se glisser comme il le peut ici ou là et sa présomption de poète, obsédé par trois adjectifs et un vers « L’amour ne suffit pas », qui revient comme un vain leitmotiv dans le roman, tout cela ne le rend guère sympathique. La mère et le fils, curieusement unis par le regard du mari et père, ont préservé un peu de cette pureté qui les sauve et qui fait entrevoir au lecteur une lueur. Même en Grèce, tout n’est pas perdu.

Norbert Czarny

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