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Epiphanies en Lorraine

Article publié dans le n°1036 (16 avril 2011) de Quinzaines

 Des orphelins. Ainsi s’intitulait le précédent ouvrage de Gilles Ortlieb dans la collection « L’un et l’autre ». Il est également question d’orphelins ici. Mais ce sont des lieux, désormais délaissés par tous ou presque. Ce sont toutes les villes en « ange », de la vallée de la Fensch, entre Luxembourg et Thionville, en Lorraine. À travers photos dans Liquidation totale et textes dans Tombeau des anges, il rend la vie à ces endroits.
 Des orphelins. Ainsi s’intitulait le précédent ouvrage de Gilles Ortlieb dans la collection « L’un et l’autre ». Il est également question d’orphelins ici. Mais ce sont des lieux, désormais délaissés par tous ou presque. Ce sont toutes les villes en « ange », de la vallée de la Fensch, entre Luxembourg et Thionville, en Lorraine. À travers photos dans Liquidation totale et textes dans Tombeau des anges, il rend la vie à ces endroits.

Gilles Ortlieb a donc marché dans ces cités qu’une même fumée recouvrait autrefois, celle des usines, celle de la mine. En ce temps-là, les patronymes italiens, portugais, germaniques ou polonais se mêlaient. Il en reste des traces dans les cimetières qu’arpente le poète, puisque poète il est d’abord. Du poète, Ortlieb a la démarche, l’obstination pour le rien, les détails qui n’attendent que notre regard pour accéder à la dignité : « Devant le spectacle, donc, de ce qui pourrait ressembler à l’étalage d’un quotidien désolé, deux attitudes possibles : ou bien on s’empresse d’aller voir ailleurs en faisant comme si nous n’avions pas été là, n’avions rien remarqué et rien retenu ; ou bien on s’emploie à désamorcer le pire en le détaillant dans chacune de ses manifestations, sans détourner les yeux ni désespérer tout à fait d’en voir quelques-unes se convertir en épiphanies. »

Il s’attache à tout ce qui fait la trame de l’existence : noms propres, noms de rues, enseignes, archives de la mine retrouvées, faisant la liste des défections d’ouvriers, ou de renvois parce qu’on a eu « des chicanes avec les ouvriers du train B8 », ou que l’on a fraudé « dans les bons d’escarbille ». Sur les photos prises par l’auteur, le lecteur retrouve ce souci du détail : un sigle rappelant que le café était licence IV, une couleur ancienne, l’enseigne à laquelle il manque une ou quelques lettres, donnant à imaginer un autre endroit. Les stores sont tombés, certaines façades sont murées, la vie s’absente. Gilles Ortlieb traque les signes, capte les conversations de bistrot, non pour en faire quelque brève de comptoir, mais pour nous rappeler que des gens vivent encore là, difficilement, dans la plupart des cas aidés par les « anxialitiques » du CHR, mais attachés à ces anges si peu visibles aux yeux des étrangers à la vallée.

Le marcheur poète fait preuve d’obstination. Il cherche une réponse à cette interrogation : « Que reste-t-il lorsqu’il ne reste plus rien, lorsque tout ou presque a disparu ? » Les noms de rues ont quelque chose de faux, soit qu’ils renvoient aux tulipes ou orchidées d’un jardin qui n’existe pas, soit qu’ils désignent des hommes célèbres que peu de gens connaissent encore. Les ronds-points qui ont fleuri en France au cours des trente dernières années sont là comme autant d’« offrandes au rien ». La grand-rue autrefois si vivante, si remplie d’habitants ressemble à la départementale. Il faut avoir envie de s’arrêter pour qu’elle existe. L’espace ne se perçoit plus de la même manière. Au café central de Morhange (le poète qu’aime aussi Franck Venaille) on se croirait soudain sous d’autres cieux, « dans un dancing tchèque ou bulgare à quelques jours d’un bal du samedi soir […]. Il y a trop de place en cet endroit, et l’accumulation de mobilier ne fait que trahir l’embarras éprouvé à le remplir ».

Parfois Ortlieb s’arrête à l’hôtel ; la chambre du Central, mais est-il encore central dans ces périphéries lointaines ?, est décorée d’un vase avec des fleurs artificielles. L’alèse craque quand on s’assoit sur le lit comme si tout était neuf. Le temps s’écoule lentement, il y a bien peu à faire. Dans un chapitre qui ressemble à un écart, puisqu’il évoque Langres, la ville restée célèbre comme berceau de Diderot, il raconte ce temps qui passe à travers la lecture des titres locaux, dans la presse. « Que du bonheur »… annonce l’un, pour commencer. Le bonheur d’Ortlieb, dont l’amour des lieux est inscrit dans le nom de famille, ce bonheur naît des noms de lieux. Ils incarnent une France à l’écart, sans chauvinisme, sans cette odeur désagréable qui imprègne des discours politiques d’aujourd’hui. Non, Ortlieb aime les noms et en joue. Il y a ainsi de l’ange dans Langres, « anges las, langes sales, sang, gale et gel ».

Une forme de tristesse étreint le lecteur. Tristesse face à ce qui attend chacun et que semblent dire ces villes à l’abandon : « Nous avons été ce que vous êtes, vous serez ce que nous sommes. » Et pourtant, on veut rester aux côtés du marcheur poète, faire le trajet avec lui, aussi déterminé (avec mesure et modestie) et se tenir les mêmes propos qui le font marcher, écrivant son tombeau : « Non, je ne suis pas là chez moi, et sans doute parmi les derniers à pouvoir considérer comme un chez-moi ces décors rapiécés – mais je suis chez moi dans cette non-domiciliation, cette non-assignation à résidence, cette traversée oblique de localités à la clavicule cassée ou au fémur brisé, qui ne pourront plus se tenir ni marcher droit avant longtemps, mais seulement continuer à boitiller au jour le jour, d’une semaine l’autre, d’une année sur l’autre, et sans fin. Ou bien ?... »

Norbert Czarny

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