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Etranges formes d’amour

Article publié dans le n°1093 (16 nov. 2013) de Quinzaines

Avec enthousiasme, nous découvrons Valter Hugo Mãe, un jeune écrivain angolais, auteur d’un roman surprenant qui, entre tristesse et grotesque, rappelle que l’amour, quelque improbables que soient ses formes, demeure au cœur du monde.
Valter Hugo Mae
L’apocalypse des travailleurs
Avec enthousiasme, nous découvrons Valter Hugo Mãe, un jeune écrivain angolais, auteur d’un roman surprenant qui, entre tristesse et grotesque, rappelle que l’amour, quelque improbables que soient ses formes, demeure au cœur du monde.

Face à la douleur de vivre, au vertige de n’être plus, qui semble parfois si désirable, à la tentation de se défaire du poids du monde, de ses contingences, ne demeurent souvent que d’étranges formes d’amour, des morceaux de rêves qui jaillissent de quelques mots qui résistent au temps. Il y a dans L’Apocalypse des travailleurs quelque chose qui relève de la fuite, de la nécessité de n’être pas, de se vouloir ailleurs, plus libre, détaché en quelque sorte du réel.

Ainsi, Maria da Graça, femme de ménage de son état, semble errer dans le vide de sa vie, « seule et vivante, comme toujours, irrémédiablement », perdue dans une existence qui lui semble vaine. Entre son quotidien triste qui s’apparente au « même affreux supplice de toujours » et les espoirs qu’elle ne s’avoue qu’à moitié, elle ne pense finalement qu’à s’anéantir et disparaître. Enfermée dans un mariage qui lui donne l’impression d’« être attachée par la laisse à un crochet dans le mur » et les heures qu’elle passe à récurer la maison de monsieur Ferreira, vieillard libidineux qui abuse d’elle dès qu’il le peut, lui fermant « sa bouche avec la sienne, fouillant de sa langue comme s’il cherchait à attraper des bestioles là-dedans », elle semble étouffer et ne pouvoir rien faire d’elle-même, du désordre de ses sentiments contradictoires et de sa terrible solitude.

Maria da Graça est assurément un personnage trouble qui se désaxe et dévie inéluctablement de son orbite toute tracée. Car ici, rien n’est ce qu’il semble être et la vie se complique jusqu’à oblitérer la réalité du monde et jusqu’à se défaire. Les rencontres et les situations invraisemblables qui ponctuent son errance perpétuelle la confrontent à ses rêveries inabouties. Rien n’est ce qu’il paraît et tout est moyen de se défaire des contingences du réel.

Le vieil homme qui semble abuser d’elle lui offre, par le biais de discours alambiqués qu’elle ne comprend pas vraiment, une certaine possibilité de se dégager du monde par les œuvres de l’esprit : il lui confie les beautés enivrantes de la poésie de Rilke, de la peinture de Goya, des films de Bergman, de la musique de Mozart ; « ce vieux bonhomme qui en se servant d’elle l’avait aussi menée au plus près de ce qu’était un être humain » lui donne accès à une forme insoupçonnée de l’amour.

Car les travailleurs de l’Apocalypse sont ceux qui forcent leur vie, la voient diverger, en acceptent les mystérieux revirements. Autour de Maria da Graça se déploie tout un microcosme saisissant de complexité, de beautés secrètes. Sa meilleure amie, Quitéria, se prostitue et tombe amoureuse d’un jeune Ukrainien qui a fui son pays, la pauvreté
 crasse, et laissé derrière 
lui une mère vieillie 
avant l’âge et un père 
qui est la proie d’une folie paranoïaque terrifiante. Ce jeune homme, d’une beauté presque invraisemblable, semble « enfermé dans un silence de plomb, désirant s’endurcir pour assécher tous ses sentiments » et « croire qu’il pouvait avancer dans la vie comme une machine infaillible », « en retirer un bonheur de machine, ce roulement ininterrompu, sans ratés et sans avaries ». Il découvrira auprès de Quitéria que l’amour est un don étrange, une confiance accordée dans le silence.

Mãe – il est de ces romanciers qui écrivent en poètes, avec une voix neuve, et dont certains lambeaux de phrases hantent longtemps le lecteur –, au gré d’une prose puissante, en un flux ininterrompu, sans majuscules, dans une sorte de souffle inaltérable, accorde la cacophonie, rassemble les épars, aplanit les cheminements tortueux, pour faire jaillir du chaos la grande beauté de la lutte finale et de la disparition. Car son roman n’est pas une simple déploration sentimentale, encore moins une étude psychologique ou sociale, ni même un palimpseste virtuose de voix dévorées de souffrances, mais bien une exploration de ce qui fait la vie et lui donne une valeur indiscutable.

Il explore, comme un labyrinthe angoissant et ludique, le désarroi de vivre, la douleur d’être soi-même, de ne se satisfaire de rien et de rêver toujours d’autre chose. C’est ce que porte le rêve lancinant de Maria da Graça, leitmotiv enivrant, truculent et cocasse par quoi débute le roman et qui ponctue ses aventures minuscules, lorsqu’elle négocie avec saint Pierre, ce « vieux débris », son passage dans l’autre monde. Le grotesque l’emporte sur le dramatique, la dureté du monde s’atténue dans la folie et la fantaisie y trouve une singulière rémission.

Hugo Pradelle

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