Sur le même sujet

A lire aussi

Gérard Garouste. Le Classique et l’Indien

Article publié dans le n°1249 (12 déc. 2022) de Quinzaines

C’est l’un des plus grands peintres de notre temps qu’expose actuellement le Centre Pompidou, dans une vaste rétrospective qui retrace les différentes étapes de son parcours. Riche de questionnements et d’inspirations toujours renouvelées, son œuvre est portée par une jubilation jamais entamée de la peinture.

GÉRARD GAROUSTE

Centre Georges-Pompidou, musée national d’Art moderne

Place Georges-Pompidou 75004 Paris

Jusqu’au 2 janvier 2023

C’est l’un des plus grands peintres de notre temps qu’expose actuellement le Centre Pompidou, dans une vaste rétrospective qui retrace les différentes étapes de son parcours. Riche de questionnements et d’inspirations toujours renouvelées, son œuvre est portée par une jubilation jamais entamée de la peinture.

Très grands formats, couleurs denses et souvent lumineuses jusque dans les parties sombres ; figures multiples jaillies d’un pinceau dynamique animé d’une fièvre créatrice : les œuvres de Gérard Garouste s’imposent dès le premier regard. La démesure y voisine avec l’humour. La joie de l’acte pictural s’y confond avec un sens du mystère qui imprègne bien des œuvres, en prenant le spectateur au piège d’énigmes sans résolution possible. La rétrospective du Centre Pompidou offre aux visiteurs cent vingt tableaux de référence, parmi les plus remarquables, accompagnés de sculptures, de dessins préparatoires et de gouaches d’illustration. C’est tout le parcours d’un homme, né en 1946, dont la première exposition personnelle date de 1969 alors qu’il étudiait aux Beaux-Arts de Paris, et qui s’orienta d’abord vers le théâtre, comme décorateur et metteur en scène, avant de se consacrer presque exclusivement à la peinture.

Très construite et maîtrisée dans sa réalisation technique, cette œuvre se déploie néanmoins dans un voisinage avec la folie. Après une enfance à la fois heureuse – auprès de ses oncle et tante en Bourgogne – et douloureusement marquée par la présence d’un père violent mais malgré tout aimant – il apprendra plus tard qu’il s’est chargé, pendant l’Occupation, de la vente des biens spoliés aux Juifs –, Gérard Garouste a vécu des crises de démence qui l’ont conduit en hôpital psychiatrique. Dans les années 1970, il a connu des épisodes de bouffées délirantes, renouvelés en 1983 alors qu’il travaillait à une commande pour l’Élysée. En 1991 encore, il se rend à la cathédrale de Chartres, poussé par une force incontrôlée, interrompt un mariage et casse des sièges avant d’être interné, emprisonné dans une camisole chimique.

Ces désordres intérieurs sont manifestement à la source de l’un de ses premiers thèmes, qui annonce et innerve en profondeur l’ensemble de l’œuvre : « le Classique et l’Indien », figurations opposées renvoyant à la double postulation de l’homme, partagé entre l’apollinien et le dionysiaque, selon les termes qu’avait proposés Nietzsche. Au dire de l’artiste, cette double représentation se serait imposée à lui dans un rêve fait à 32 ans. Dans cette mythologie personnelle, à la fois intériorisée et transformée lucidement en principe créateur, le Classique incarne le pôle de la rationalité et du travail maîtrisé, tandis que l’Indien s’abandonne à l’intuition et aux pulsions profondes qui le traversent.

Cette dualité est une des clés d’accès à cette œuvre. La démesure irrationnelle et impulsive saisit et emporte le pinceau dans des brossages souvent véhéments. Et l’on perçoit une sorte de démence à l’œuvre dans les multiples torsions de l’espace et des personnages, comme dans les visages placés en gros plans, les yeux exorbités, le regard violemment tourné vers le spectateur, dans une réalité recomposée et subvertie par des pulsions souterraines. Tumultueuse, cette inspiration est néanmoins toujours ressaisie dans un travail pictural ostensiblement maîtrisé. Tel un peintre classique, Garouste élabore sa toile à partir d’une esquisse préliminaire, la recouvre ensuite de glacis et d’empâtements, comme l’ont fait depuis des siècles les peintres dans la tradition de la peinture à l’huile. La représentation des visages, où l’on reconnaît souvent ses proches ou amis, ne craint pas de jouer le jeu de la ressemblance. 

À l’opposé de toutes les mythologies actuelles de l’artiste, liées à un refus du « métier » et dépendantes d’une mode conceptuelle qui dominait le discours sur l’art dans ses années de formation, Gérard Garouste a une conception artisanale de la création. Il l’a mise en pratique dès le début de sa carrière lorsqu’il fut décorateur de théâtre, et plus tard pour les décors qu’on lui a demandés (par exemple La Cinquième Saison, en 1983, pour l’Élysée). Si le spectateur se sent toujours happé par les œuvres picturales de Garouste, c’est précisément qu’elles fonctionnent comme un décor de théâtre dont l’espace piège le regard. Cette théâtralité est manifeste dans la série des Indiennes, que le peintre a développée à partir de 1987. Figurations à moitié abstraites, linéaires, disposées sur de grandes toiles accrochées à des tringles, elles orchestrent, avec un art consommé de la suggestion et une facture proche de l’esquisse, les motifs tirés de La Divine Comédie de Dante.

Garouste prolonge ainsi une longue tradition de la peinture « littéraire », celle-là même que Baudelaire disait détester. Équivalent visuel de la musique « à programme », elle met en image des personnages ou des récits tirés de la Bible, de la mythologie païenne, de l’histoire ancienne ou de grands textes littéraires. Ces sources d’inspiration livresques ont fondé ce que la période classique a nommé « peinture d’histoire », à laquelle était réservée la place la plus éminente dans la hiérarchie esthétique jusqu’à l’apparition de la « modernité » dans la seconde moitié du XIXe siècle. Comme Chagall avant lui, et en opposition avec les bouleversements issus de l’art abstrait, Garouste a toujours entendu pratiquer cette peinture « à sujets », liée à des récits littéraires, mythologiques ou religieux. Le parcours auquel invite la succession des œuvres se fait ainsi tout autant dans les livres qui ont inspiré le peintre. La Bible, La Divine Comédie de Dante, Don Quichotte de Cervantès, l’œuvre de Rabelais, le Faust de Goethe, Kafka, et plus récemment certains récits de la tradition juive, ont tour à tour nourri cette création picturale.

Garouste n’aliène pas pour autant son art à une exigence de réalisme (lorsque le réalisme intervient dans les œuvres, c’est comme un moyen, non une fin). Il ne charge pas non plus son œuvre d’un « message » transmis visuellement aux spectateurs, car les figures, personnages et scènes qu’il installe dans les tableaux sont toujours profondément ambigus. Ni illustrations ni transpositions, ils s’imposent comme des recréations à travers le filtre déformant de sa subjectivité. Chaque tableau est comme une énigme, partagée entre l’évidence massive de sa présence et le caractère indécidable de sa signification. C’est en travaillant sur La Divine Comédie et notamment sur le motif de la descente aux Enfers, qui lui inspire une création haute en couleur et frôlant l’abstraction, que Garouste s’est initié résolument aux différents niveaux de lecture biblique et s’est engagé dans des œuvres au caractère énigmatique. Depuis vingt ans, ses œuvres approfondissent le travail sur la polysémie, en puisant souvent dans des récits hébraïques. Le peintre, qui a appris l’hébreu, marque une prédilection pour certains récits du Talmud et du Midrach. Dans ces textes sacrés dont il s’inspire, la figure humaine devient lettre, s’ouvrant à un sens toujours à déchiffrer. C’est ce qui porte Garouste à travailler à partir du « rouleau » d’Esther, texte lu à l’occasion de la fête juive de Pourim, et de la Haggada, ensemble de légendes, contes, fables ou paraboles de la tradition juive, ouverts à une multiplicité d’interprétations. Lorsqu’en 2002 il réalise une suite d’œuvres sur le thème de « L’Ânesse et la Figue », c’est à partir de la proximité phonétique que propose l’hébreu entre les deux mots ; cette rencontre suscite chez lui une floraison d’associations et de digressions autour de la figure de l’âne, aussi présente dans son œuvre que chez Chagall. À partir du milieu des années 2010, le même goût de la polysémie l’a engagé dans une série intitulée Zeugma, du nom d’une figure de rhétorique qui consiste à faire dépendre d’un même mot deux termes de sens très éloigné. 

Garouste ne travaille pas comme un exégète, à la recherche d’un sens caché qu’il fixerait. Son travail s’apparente plutôt à un jeu, en rapport avec une expérience de l’enfance sur laquelle il s’est confié : « Enfant, j’ai été élevé dans le mensonge familial et l’hypocrisie de la religion. Cette grande duperie que fut mon éducation est aujourd’hui un moteur. Je lui dois mon obsession pour le démontage des images comme des mots. » Le vertige du « sens » incertain de ses œuvres n’a donc rien d’abyssal ; il est toujours tempéré – et contrebalancé – par une pratique de l’humour qui crée la complicité avec le spectateur. Certaines scènes sont tout simplement drôles, récréatives dirait-on. La Dive Bacbuc, inspirée de Rabelais, allie une dimension philosophique à une mise en scène joueuse qui piège le regard du spectateur : œuvre circulaire peinte sur de grandes toiles portées par des supports métalliques, elle propose des scènes successives sur les deux faces, la face interne n’étant visible qu’à partir d’œilletons disposés à hauteur du regard. Une vision d’ensemble est impossible ; le spectateur ne perçoit à chaque fois que des fragments de l’histoire, dans une circularité haute en couleur qui rappelle l’art populaire et la ronde enfantine.

La création pour Garouste, bien qu’éminemment inventive et profonde, s’offre simultanément comme jeu, ne serait-ce qu’avec les références picturales qu’elle retraite. Les grands prédécesseurs et intercesseurs du peintre sont souvent présents en allusions stylistiques ou thématiques : Tintoret, le Greco, Goya, Picasso entre autres, auxquels son travail rend un hommage complice dans une posture de connivence joueuse. D’ailleurs, lorsque Garouste se représente dans ses œuvres, avec un visage largement brossé et très reconnaissable, c’est toujours de façon distanciée et problématique, voire ironique, comme s’il était un personnage autre, inclus dans une histoire et mis à distance sans aucune complaisance. Dans Le Masque de chien, de 2002, on le voit porter ce masque sur son épaule, tel un guide servi par l’intuition, tandis que le regard du peintre se tourne anxieusement vers l’extérieur du tableau, saisi d’une crainte énigmatique, alors que ses pieds sont représentés à contresens, signifiant une indécision majeure qui rend la scène tout aussi amusante qu’angoissante. 

Souvent monumental, le travail de Garouste est éclairé de biais, dans cette exposition, par des œuvres de petit format sur papier, où se manifeste la minutie inventive de sa recherche. Les carnets remplis de dessins au crayon, accompagnés généralement de notes manuscrites, montrent la réflexion qui accompagne les esquisses préparatoires aux œuvres peintes. Certains de ces petits formats sont d’ailleurs en eux-mêmes des réalisations accomplies, lorsqu’il s’agit de gouaches : Garouste s’y révèle un illustrateur de très grand talent, mêlant la finesse suggestive à la rusticité sommaire des moyens picturaux. Comme dans les grandes œuvres sur toile, on y sent toujours une joie profonde de l’acte de peindre, une gourmandise du regard et de la couleur, pris dans les méandres d’une conscience aussi lucide que tourmentée.

Daniel Bergez

Vous aimerez aussi