Indispensable Georges Perros. Entretien avec Thierry Gillybœuf

Un imposant volume de la collection « Quarto » rassemble l’œuvre de Georges Perros (1923-1978), l’auteur des Poèmes bleus et d’Une vie ordinaire, mais aussi des trois tomes de Papiers collés. Thierry Gillybœuf, éditeur de ce volume, nous a accordé un entretien.
Un imposant volume de la collection « Quarto » rassemble l’œuvre de Georges Perros (1923-1978), l’auteur des Poèmes bleus et d’Une vie ordinaire, mais aussi des trois tomes de Papiers collés. Thierry Gillybœuf, éditeur de ce volume, nous a accordé un entretien.

Isabelle Lévesque : Thierry Gillybœuf, nous vous connaissons bien pour vos traductions de l’anglais et de l’italien. Vous venez d’ailleurs de publier chez Arfuyen un recueil de maximes et d’aphorismes de Henry David Thoreau[1] (écrivain cher à Georges Perros et que vous avez beaucoup traduit). Vous avez également déjà beaucoup œuvré pour faire connaître l’auteur des Papiers collés en publiant une monographie[2] sur lui et en établissant et en présentant des inédits, entretiens et correspondances. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à Georges Perros ? 

Thierry Gillybœuf :Par une conjonction de hasards propices. J’aimais beaucoup les éditions Ubacs, qui avaient quelques livres de Perros à leur catalogue, dont les Lettres à Michel Butor, en deux volumes. Non pas la correspondance croisée, mais uniquement les lettres de Perros à Butor. J’avais une vingtaine d’années et j’étais à cet âge où la littérature est quelque chose de trop sérieux, de quasi hiératique. En lisant ces lettres, j’ai été frappé par leur ton, cette façon de coller à l’oralité, à la parole ordinaire, sans sombrer jamais dans la platitude, le pathos ou la vulgarité. Par son sens affûté de l’anecdote, cette justesse parfaite dans la longueur de la longe du langage écrit, cette correspondance a agi comme un déclic qui a marqué mon entrée en Perrossie. 

IL : Dans Une vie ordinaire, Georges Perros écrivait : « je sais bien que je mourrai sans / avoir tout biffé de moi-même ». En voyant ce volume, il semble qu’il a effectivement échoué dans son entreprise d’effacement. Avez-vous ici tout rassemblé des œuvres de Georges Perros ? 

TG : Il est possible de dire aujourd’hui que ce « Quarto » rassemble tous les textes de Perros, tous ceux qu’il a publiés, a priori, auxquels s’ajoutent un grand nombre de manuscrits retrouvés à l’occasion de la constitution de ce volume. Mais, pour autant, l’œuvre de Perros étant un corps sans forme définie ni finie, nous n’avons pas retenu le titre d’Œuvres complètes. C’est un choix dicté par la prudence et l’humilité. 

IL : Pour Georges Perros, qui semblait refuser d’être publié autrement que dans des revues et qui a énormément écrit, l’élaboration d’un tel volume ne va vraiment pas de soi. Quels principes avez-vous retenus pour la sélection et l’organisation des textes ? 

TG : Tout écrivain court le risque de ces transgressions posthumes, qui peuvent aller contre ce que l’on devine être son élan d’écriture. On peut même se demander de quel droit on se livre à ce genre d’embaumement, de mausolée, dont Perros aurait été le premier à sourire. Mais ce travail a été guidé par une ferveur et une volonté de faire ressortir l’extraordinaire qualité et la cohérence de cette œuvre au long cours. Avec l’équipe de « Quarto », nous avons opté pour un ordonnancement chronologique des textes. Tous les livres conçus par Perros (ils sont très peu nombreux, sept au total, si l’on n’inclut le troisième tome des Papiers collés et L’Ardoise magique, qui paraîtront après sa mort, mais qu’il aura eu le temps de préparer) ont été laissés en l’état. En revanche, tous les volumes posthumes, publiés par les éditions Calligrammes, Ubacs, Finitude, Le Temps qu’il fait, etc., ont été désossés, chacun des textes qui les composent se retrouvant placé à la date de sa première parution, le plus souvent en revue. On peut suivre ainsi près de quarante ans d’écriture. Ce choix chronologique me paraît coller le plus près à la façon dont Perros écrivait et dont il concevait son écriture. Il en épouse idéalement le mouvement

IL : Dans les trois volumes des Papiers collés, certaines notes se trouvent reproduites deux fois. Je suppose qu’elles n’étaient pas datées. Comment suivre la chronologie de l’écriture ?

TG : À de très rares exceptions près, où figure une date ou bien parce qu’un texte peut être rattaché à un événement daté, Perros ne date jamais ses textes – pas plus que ses lettres, d’ailleurs. L’idée que certaines notes se retrouvent deux fois me paraît passionnante et révélatrice de sa façon de concevoir et de constituer ses livres. Ce qui m’a surpris, chez Perros, c’est l’existence d’une véritable méthode de composition de ses livres, avec parfois quelques erreurs. Perros avait des carnets, sur lesquels il écrivait : il s’agissait souvent d’agendas de l’année en cours. Puis il relisait ses notes, les tapait et les cochait, dans ce cas-là, avec un T ou la mention « Tapé ». Mais quand vous évoquez la chronologie de l’écriture, l’une des surprises, pour moi, en constituant ce volume, ce furent les nombreuses tentatives diaristes de Perros, la plus longue, qui s’échelonne sur une quinzaine d’années, étant le Cahier acajou, découvert dans les archives de Gallimard. Dans cet exercice, auquel il s’est essayé plusieurs fois – après tout, les premiers maîtres qu’il s’était cherchés, jeune homme, étaient tous de prolifiques diaristes : Gide, Léautaud, Valéry –, il y a une datation, souvent précise. Mais la chronologie, per se, n’est finalement pas centrale dans le cas de Perros. Ou bien pour faire ressortir à quel point, très tôt, son style, sa manière, est déjà présente dans son écriture.

IL : Dans votre préface, vous insistez sur le fait qu’il « convoqu[e] en nous une zone de sensibilité fraternelle ». Dans Une vie ordinaire, il reprend d’ailleurs une expression de Jules Supervielle en parlant de ses lecteurs comme d’« amis inconnus ». Selon vous, qu’est-ce qui provoque ce sentiment de fraternité chez les lecteurs de Georges Perros, alors qu’il parle si souvent de la solitude de l’être humain ?

TG : C’est vrai que Perros est un exemple quasi unique d’écrivain qui décrète un sentiment de fraternité, un signe de reconnaissance immédiat chez ses lecteurs. Je crois que cela tient d’une part à ce langage ordinaire dont j’ai déjà parlé, qu’il nous semble entendre. Lire Perros, c’est entendre sa voix. Et puis il y a cet art consommé de la correspondance. C’est sans aucun doute le plus grand épistolier français de la seconde moitié du XXe siècle. Or ces lettres ne nous tiennent pas à distance. Nous n’en sommes pas les destinataires, et l’on a pourtant le sentiment qu’elles s’adressent à nous. Enfin, il a donné une dimension épique à l’anecdote, qui fait que chacun peut se reconnaître dans cette vie ordinaire, qu’il raconte sans fard, sans complaisance, sans dolorisme, au plus près de cette solitude ontologique qui est la seule chose que nous sommes à peu près certains d’avoir en commun.

IL : Perros a une haute idée de la littérature et d’abord de la poésie. Il lit Pound, Mallarmé, Celan… Pourtant, sa poésie apparaît comme très simple et familière. Il parle lui-même de ses « chansons », il déconseillait à Louis-René des Forêts de lire ses poèmes et conseille à ses lecteurs de lire plutôt Jacques Dupin, Jean Follain, Roger Giroux, Des Forêts ou Armand Robin, parce que « c’est beaucoup mieux ». Dans Une vie ordinaire, il écrit : « Si l’on me dit vous le poète / on fait du tort à la poésie. » Comment expliquez-vous cette sorte de paradoxe ?

TG : Il y a une pudeur, une réserve, chez Perros, qui va de pair avec un formidable orgueil. Sa poésie n’est rien moins qu’anecdotique ou secondaire. Elle s’inscrit dans une tradition française que l’on peut faire remonter à Rutebeuf. Je crois que Perros a toujours éprouvé une forme de gêne à l’égard de ce qu’il écrivait, qu’il mettait toujours en regard de ce qu’il lisait et admirait. Faute d’être Kafka, Valéry, Mallarmé, Joubert ou Tchekhov, son écriture ne lui paraît pas être à la hauteur de ce qu’il entend par « littérature ». Mais il n’est pas le mieux placé pour en juger. « Ken Avo », par exemple, est un poème remarquable.

IL : La pensée de la mort, l’idée même de suicide, sont très présentes dans les textes de Georges Perros. Beaucoup le considéraient comme pessimiste et le lui reprochaient. Il note pourtant : « Écrire est l’acte le moins pessimiste qui soit. » Comment comprendre cet autre paradoxe ?

TG : Je ne parlerais pas de pessimisme chez Perros. Très tôt, il semble avoir pris conscience de ce qu’Unamuno appelait le « sentiment tragique de la vie ». Il s’est confronté très tôt – j’ignore pourquoi et comment – à l’absurde indestructible de l’existence, cette parenthèse coincée entre deux néants. L’écriture a opéré comme un exutoire, qui lui a permis d’accepter ce taedium vitae. Peut-être parce qu’il l’a très vite conçue comme une sollicitation de l’autre, un lien qui, tout ténu qu’il soit, éloigne, esquive provisoirement la solitude à laquelle l’homme est condamné.

IL : Peut-on dire que Georges Perros « flotte, aérien, dispersé sans avoir été » (pour reprendre une expression de Pessoa que vous citez dans votre livre sur Georges Perros) dans ce volume ?

TG : Ah ! je ne dirais pas cela. Ce qui me frappe, et j’espère que tous ceux qui liront ce volume auront la même impression, c’est la présence vivante extraordinaire de Perros. On ne fait pas que lire un livre, on est avec un homme.

IL : Devenant livre, tous ces textes assemblés prennent-ils vie ou, au contraire, se figent-ils pour entrer « dans le néant » ?

TG : Dans le prolongement de ce que je disais juste au-dessus, ces textes prennent vie, se répondent, se complètent, se prolongent. Malgré la forme labile de la note, du texte donné en revue, des poèmes de circonstance essaimés dans les lettres aux amis, qui peut donner un sentiment d’éparpillement, on assiste à l’agrégation imperceptible d’une œuvre à l’inépuisable renouvellement.

IL : Quelles sont les limites de l’œuvre de Georges Perros ? En a-t-elle ?

TG : À titre personnel, Perros est un de ces auteurs qui m’aident à vivre. Je ne lui vois pas de limites, mais, pour aller dans ce sens, je formulerais un regret : qu’il n’ait jamais réussi à écrire ce texte sur Tchekhov, par exemple. Ce qu’il aurait eu à nous dire sur lui, au sujet du théâtre et du rapport à l’homme, aurait forcément été éblouissant.

IL : Il était un Parisien des Batignolles, il en avait l’accent. Beaucoup de ses amis habitaient la capitale. Il a pourtant choisi de vivre à Douarnenez, au bout du monde, et avait de plus en plus de mal, au fil des années, à s’en éloigner. Que trouvait-il là de si important ?

TG : Une forme d’authenticité à l’exact opposé de la « foire aux cortex » (la formule est d’Henri Thomas, je crois) qu’est le milieu littéraire parisien. La Bretagne répond à une quête d’authenticité ; elle en est l’incarnation. Perros a cherché un lieu qui soit en adéquation avec un langage brut, un rapport frontal à la vie et aux hommes, où le silence est possible, où la distance vérifie l’amitié. Je crois qu’à Douarnenez il a été infiniment libre et qu’il a trouvé, dans cette ville et ses habitants, une forme de bonté dont il avait éperdument besoin.

IL : Comme nom d’écrivain, il a changé son patronyme, Poulot, en Perros, qui sonne bien breton. Pourquoi ce choix ?

TG : C’est une demande de Jean Paulhan, quand le jeune Georges Poulot a fait ses débuts dans la NNRF. Il y avait, à l’époque, un important critique belge qui s’appelait Georges Poulet ; il s’agissait d’éviter la confusion que n’aurait pas manqué d’entraîner cette simple voyelle de différence. Dans une des notes inédites publiées pour la première fois dans ce « Quarto », Perros s’explique plus clairement sur le choix de ce pseudonyme. On comprend qu’en adoptant ce nom breton, qui signifie « bout du chemin », la Bretagne n’est pas qu’un lieu pour Perros, elle est une identité.

IL : Georges Perros attachait beaucoup d’importance à la gaieté. C’est ce qu’il aime chez les Sénans, mais aussi chez Kafka : « Cette espèce de sous-jubilation du texte qui est toujours amusé comme ça […] C’est très gai. Je trouve, quand je lis Kafka… je ris, je souris, je suis content. Il me fait plaisir, il me donne à vivre. Il ne faut pas brûler Kafka, au contraire. Il faut le lire. Ça me donne envie de vivre. C’est vrai[3]. » Cette gaieté est-elle une composante de ses propres textes ?

TG : Je parlerais davantage d’une forme d’humour, ou plutôt d’esprit, dans une pure tradition française. Son attention rigoureuse au langage va de pair, chez lui, avec un jeu permanent sur les mots. Ses lettres, ses notes de lecture, certains textes, sont d’une drôlerie féroce qui fait mouche. C’est à lui que je dois d’avoir compris l’humour de Kafka.

IL : Avez-vous inclus dans ce « Quarto » les articles qu’il écrivait pour LeTélégramme (quotidien régional de l’ouest de la Bretagne), en particulier ses comptes rendus des rencontres de football ?

TG : L’idée étant de rassembler tous les textes publiés par Perros de son vivant, plus des inédits et les publications posthumes, il était évidemment impossible de faire l’impasse sur ceux qu’il a donnés au Télégramme. La légende veut qu’il aurait publié plusieurs comptes rendus de matchs de football, mais Pascal Pfister a fouillé les archives du Télégramme, sans en trouver la trace. Au total, il y a une petite dizaine d’articles publiés dans ce quotidien régional, dont au moins trois nécrologies et un seul compte rendu d’un match de football, déjà connu des Perrossiens. Il a également écrit un article sur Eddy Merckx et répondu à un questionnaire sur les Jeux olympiques, pour rester dans le domaine sportif, que nous avons évidemment reproduits.

IL : Vous écrivez dans votre monographie sur Georges Perros : « Georges Perros est certainement le dernier épistolier, qui n’eut pas d’équivalent dans la deuxième moitié de ce siècle. » Vous précisez qu’il a « écrit des lettres par milliers à des centaines de correspondants ». Ces dernières années ont vu la parution de ses correspondances avec Michel Butor, Jean Grenier, Jean Paulhan, Bernard Noël, Gérard et Anne Philipe, Jean Roudaut, Loránd Gáspár et encore d’autres… Ce « Quarto » sera-t-il suivi d’un second qui rassemblerait sa correspondance ?

TG : S’il ne tenait qu’à moi… Il n’y a que trois lettres présentes dans ce volume, choix qui n’a rien d’arbitraire. L’une est inédite, adressée à Gaston Baty (il s’agit d’un brouillon dont on ignore s’il l’a envoyé), retrouvée dans les archives familiales, qui est intéressante par ce que Perros y dit du théâtre. Une deuxième (incomplète) est adressée à Pierre Pachet, qui l’a reproduite en marge d’un article publié sur Perros du vivant de ce dernier. La troisième, publiée ici sous le titre « Le plus beau poème du monde », est la « fameuse » lettre n° 100 adressée à Brice Parain, dans cette correspondance hélas mise au pilon, et qui est sans doute l’un des textes les plus beaux de Perros, qui délivre là son ars poetica. Je caresse le rêve d’une correspondance générale de Perros. En constituant ce « Quarto », j’ai découvert des lettres à Léautaud, Breton, Valéry, Ponge, Jaccottet et bien d’autres… J’espère qu’un jour il sera possible de tout réunir en un volume. Je crois que l’on aurait alors le même émerveillement que l’on peut avoir à lire la correspondance générale de Flaubert. 

IL : Georges Perros était un lecteur exigeant. Pour lui, l’écriture du poème était un mélange d’inspiration, de don de mots, mais aussi de combat. Il refusait les académismes et tous les suivismes : « [Pour écrire] il faut que [le poète] soit tout le temps dans un état d’impatience avec son langage, de bagarre. C’est une guerre. Il y a toujours la guerre. Et avec tous ces mots dans l’usine, il y a toujours une mutinerie quelque part. La poésie ça vient de là. C’est une mutinerie[4]. » Cette mutinerie est-elle une caractéristique de l’écriture de Georges Perros ? 

TG : Oui, sans aucun doute, parce qu’elle est l’expression de cette liberté irréductible qui l’habite. Le langage est une résistance, et Perros s’enfermait dans ses turnes pour travailler et être travaillé par les mots. Vous mettez le doigt sur quelque chose : cette mutinerie, cette sédition que l’on sent souffler dans son œuvre et dans son écriture, sont sans doute des éléments qui nous rendent Perros encore plus proche. 

IL : « Peut-être que le poème est le fragment de langage le plus utile à l’homme qui veut sauver le monde. Peut-être. Aujourd’hui, c’est peut-être ça ? Je ne sais pas. » Ainsi concluait-il ses entretiens radiophoniques avec Jean Daive en 1975[5]. En quoi la lecture des poèmes et des notes de Georges Perros, professeur d’ignorance à l’université de Brest, peut-elle être « utile » aux hommes d’aujourd’hui, presque quarante ans après sa mort ? 

TG : Si je devais résumer Perros d’un mot, je parlerais de sa cohérence. Une cohérence rare entre ce qu’il est et ce qu’il écrit. C’est en cela qu’il nous est plus qu’utile : indispensable.

[1]Ainsi parlait H. D. Thoreau. Dits et maximes de vie, traduit et présenté par Thierry Gillybœuf,Arfuyen, 2017.
[2]. Thierry Gillybœuf, Georges Perros, La Part commune, 2003.
[3]. Georges Perros, Graver sur le mur du vent, Marcel le Poney, 2010.
[4]. Georges Perros, Je suis toujours ce que je vais devenir, Dialogues, 2016.
[5]. Georges Perros, Graver sur le mur du vent, Marcel le Poney, 2010.

Isabelle Lévesque

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