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« Par instants, la vie n’est pas sûre » est une phrase que Robert Bober emprunte à Pierre Dumayet, à qui il s’adresse en lui écrivant une sorte de longue lettre. « Cher Pierre »…
Robert Bober
Par instants, la vie n’est pas sûre
(P.O.L.)
« Par instants, la vie n’est pas sûre » est une phrase que Robert Bober emprunte à Pierre Dumayet, à qui il s’adresse en lui écrivant une sorte de longue lettre. « Cher Pierre »…

Il semble que nous soyons de moins en moins nombreux à savoir qui était Pierre Dumayet, cet homme de télévision qui fit beaucoup pour la lecture – les « Lectures pour tous », le titre de la première émission littéraire à la télévision qu’il créa en 1953, mais aussi, après 1968, des émissions comme « Lire, c’est vivre », « Lire et écrire », « Lire et relire » ou « Des milliers de livres écrits à la main ». De Bernard Pivot à « La Grande Librairie », une autre télévision a en effet remplacé depuis longtemps cette télévision-là.

Avec lui, Robert Bober a réalisé de nombreux films documentaires et son livre essaie de s’en souvenir, de se souvenir de ce qu’a été l’amitié qui les unissait, de tout ce qu’ils ne se sont pas dit et qu’ils auraient pu se dire. Mais en s’adressant à Dumayet, Bober ne fait pas que lui écrire. À travers lui, il s’adresse à ceux qui ont croisé sa vie et qui l’ont aidé à en surmonter les incertitudes. Il redonne par là même sa vérité au mot « rencontre ».

Bober n’en finit pas non plus de reposer la même question : Quoi de neuf sur la guerre ? Ce premier roman (P.O.L, 1993) racontait l’histoire juive, yiddish, d’un atelier de couture juste après la seconde guerre mondiale. Cette fois, nous sommes davantage dans l’atelier de Robert Bober, qui explique comment il a essayé de créer sa vie en réalisant des films ou en écrivant des livres. Il rapièce quelque chose, taille dans le tissu de sa mémoire à partir d’un présent qui est le sien, confectionne un récit (qui devient presque hassidique) ou pratique avec art le montage. Il s’agit encore de « l’autobiographie d’un lecteur » en écho à celle que publia Dumayet (Autobiographie d’un lecteur, Pauvert, 2000).

Martin Buber ou André Schwarz-Bart, l’auteur du Dernier des justes (et prix Goncourt en 1959) sont des figures inaugurales que se rappelle Bober. Il revient ensuite sur le puzzle de son enfance dans le quartier de la Butte-aux-Cailles qu’il arpente inlassablement, à pied (Bober est un « paysan de Paris », un marcheur infatigable.) La photographie participe également de la fabrication du livre, qu’elle ponctue (une des références est Louons maintenant les grands hommes de Walker Evans et James Agee.) L’approche relève souvent du jeu d’énigme en interrogeant le « ça a été », ce qu’il en reste, afin peut-être d’en apaiser la disparition, à la manière d’En remontant la rue Vilin (1992), un film qui recomposait le Belleville de Georges Perec uniquement à partir de photographies.

Parmi les portraits qui constellent la succession des chapitres (Erri De Luca, le cardinal Lustiger ou Éléna, jeune étudiante à l’époque, et qui faisait partie du jury du Livre Inter en 1994, l’année où Quoi de neuf sur la guerre ? fut récompensé, des noms apparaissent avec plus d’insistance : Dumayet donc, Perec, Truffaut (par qui tout aurait commencé) ou Paul Otchakovsky-Laurens, mort tragiquement dans un accident de voiture début 2018 et qui sut « faire écrire » Bober.

Tout le projet du livre s’éclairerait à la lumière du film sur Marguerite Duras que Bober réalisa avec Dumayet en 1991 pour la série « Lire et écrire ». Nous assistons à une mise en abyme. Auparavant, en 1964, dans le cadre de « Lecture pour tous », Dumayet avait interrogé Duras sur Lol V. Stein. À Trouville, où a lieu le tournage de 1991, Duras et Dumayet s’écoutent parler du roman, regardent silencieusement la télévision. Plus tard encore, en 2006, dans « ReLecture pour tous », Bober reprend le dédoublement de cette séquence en filmant Dumayet seul en train de s’écouter et de se regarder à Trouville avec Duras. Les trois moments – 1964, 1991 et 2006 – se superposent, formant une image vertigineuse.

Un quatrième moment s’ajoute enfin, celui de l’écriture même du livre, et de la question plus large de l’écriture. Quoi de neuf sur l’écriture ? Par instants, avec ces rentrées littéraires successives, il arrive qu’on se pose la question, que plus rien ne soit sûr – surtout en écoutant Dumayet, qui était un intervieweur-né, interroger Duras, lui qui savait écouter les silences en établissant une relation singulière entre un « je » et un « tu » dans le sens où l’entendait Martin Buber. L’hommage que lui rend Bober ne cesse de le redire, d’en suivre l’exemple. « Si j’ai choisi de t’écrire, Pierre, c’est que j’ai préféré te parler plutôt que de parler de toi. »

Le livre se referme sur la description de la scène finale de Nostalghia (1983) de Tarkovski, qui montre un homme traversant une piscine thermale vide avec une bougie à la main. Le geste est absurde. Il ne faut pas que cette bougie s’éteigne. Telle est la condition. Tant qu’il n’a pas réussi à traverser la piscine en maintenant la flamme vivante, il doit répéter son geste. Il le fait car il l’avait promis pour empêcher le monde de sombrer dans le désastre. Il le fait par fidélité à quelqu’un. Ce livre, Robert Bober l’aurait écrit avec la même intention, en retraversant une bougie à la main les années passées avec Pierre Dumayet, car par instants, la vie n’est pas sûre…

Jean-Pierre Ferrini

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