Jean-Pierre Richard ou la générosité critique

Article publié dans le n°1213 (16 avril 2019) de Quinzaines

Jean-Pierre Richard est décédé le 15 mars dernier, à l’âge de 96 ans, au terme d’une carrière de professeur et de critique aussi prolifique que généreuse. Professeur de littérature en France et ...

Jean-Pierre Richard est décédé le 15 mars dernier, à l’âge de 96 ans, au terme d’une carrière de professeur et de critique aussi prolifique que généreuse. Professeur de littérature en France et à l’étranger – notamment à Madrid où il occupa la chaire de littérature de l’Institut français –, il poursuivit ensuite son parcours à Vincennes puis à la Sorbonne.

Pour des générations d’étudiants et de professeurs, Jean-Pierre Richard a représenté pendant des décennies l’une des voix majeures de la critique, ouvrant des perspectives souvent inédites et offrant un accès renouvelé aux grandes œuvres littéraires. Contemporain de la « nouvelle critique » qui se développa dans le voisinage de la linguistique, du structuralisme et du marxisme, il est cependant toujours resté en marge des courants dominants (incarnés notamment par Roland Barthes). Il a attaché son nom à l’approche « thématique » des œuvres, avec une profondeur, une exigence et une richesse d’éclairages bien éloignées de ce que la vulgate scolaire a fait de cette notion.

Ce critique n’a d’ailleurs pas fixé véritablement de corps de doctrine ou de système d’interprétation des textes. Son travail a toujours évolué. Après les grandes synthèses fondées sur le modèle universitaire (L’Univers imaginaire de Mallarmé ; Poésie et profondeur ; Littérature et sensation), il s’est engagé dans des « microlectures » pour mieux limiter la trop facile ambition totalisante de la critique, et porter une attention plus vive au travail du signifiant (Microlectures, I et II). Enfin, dans les dernières années, et pour mieux se dégager encore de la tradition universitaire, il avait choisi de consacrer nombre d’études aux œuvres d’écrivains contemporains (Pierre Michon, dans Chemins de Michon, ou entre autres Fred Vargas et Marie-Hélène Lafon dans Les Jardins de la terre), réunies ensuite, comme l’indique un des derniers titres, en un Pêle-mêle qui affiche, dans le désordre, l’aventure toujours ouverte de la lecture. 

Proche de la « critique de la conscience » représentée par l’École de Genève – Albert Béguin, Georges Poulet, Jean Starobinski –, il quêtait dans les textes les différentes configurations verbales par lesquelles se manifeste l’état premier, et fondateur, du rapport au monde de l’écrivain. Lointain dépositaire de la notion jungienne d’archétype, héritier de Bachelard, mais s’appropriant aussi les travaux de la linguistique autant que les hypothèses de la psychanalyse, il n’a jamais tendu au système. À l’opposé de nombre de ses contemporains séduits par le style abrupt et intimidant de l’essai théorique, il en est toujours resté aux œuvres, sans légiférer sur l’essence hypothétique de la « littéralité ». Il s’en tenait aux textes, saisis dans la précarité sensible et intellectuelle de l’acte de lecture. Toute sa production pourrait être rassemblée à l’enseigne d’un de ses titres : Essais de critique buissonnière.

Héritier, sans le savoir ou le vouloir peut-être, des Causeries de Sainte-Beuve, Jean-Pierre Richard plaçait naturellement l’acte critique dans un dialogue : avec l’œuvre comme avec son lecteur. C’est à lui qu’il s’adresse souvent, au début de ses analyses, par une forme d’invitation mêlée d’empathie : « Si nous voulons pénétrer directement dans le drame intérieur de Baudelaire, relisons les vers magiques du Guignon » (« Profondeur de Baudelaire », dans Poésie et profondeur). C’est dire si cette critique ne vise pas à fixer un sens ou un enjeu ; elle refuse le définitif mais ouvre des voies éclairantes dans les textes en entraînant le lecteur dans un parcours : critique ambulatoire, très souvent décentrée par rapport aux habitudes académiques parce qu’elle prend au sérieux l’idée proustienne de « paysage » propre à chaque écrivain. La lecture richardienne déploie un étagement de perspectives, révèle un lacis de connexions transversales, fait éclore tout un monde d’échos et de résonances, tant à l’intérieur des œuvres qu’entre elles.

Prolongeant la conviction proustienne d’une insignifiance de l’ancrage historique des œuvres, c’est par ce biais que Jean-Pierre Richard put entre autres être assimilé à la « nouvelle critique », largement influencée par un structuralisme anhistorique. Il fait en effet consciemment – en s’en excusant parfois – l’impasse sur les données même les plus sûres de l’histoire littéraire, dont il évoquait les « lourdeurs oiseuses ». Non qu’il ne la connaisse pas ; mais il la récuse implicitement pour impertinence dans le dialogue muet que chaque œuvre entretient avec son lecteur, et même avec ce surlecteur particulier qu’est le critique. Aux arcanes et schémas explicatifs de l’histoire littéraire (vie des auteurs, évolution des formes…), il préféra toujours l’hypothèse d’un mythe originaire de la conscience de l’écrivain dans le monde. C’est pourquoi le plus souvent l’acte critique tente de saisir, après une citation d’ouverture, un instant premier de l’œuvre : « Tel est le climat dans lequel René Char s’éveille tout d’abord aux choses et à l’être » ; « Tel est l’événement qui fonde en Éluard la poésie » (Onze études sur la poésie moderne). Ce mythe originaire est incessamment reconduit, jusque dans les derniers essais consacrés à des auteurs contemporains.

Vouloir saisir une situation originelle de la conscience, c’est se porter naturellement vers la poésie, cette écriture qui par le vers fait incessamment retour : les textes que Jean-Pierre Richard a consacrés notamment à Verlaine, et aux poètes du XXe siècle, sont d’une pertinence toujours éclairante, avec un mélange d’intuitions sensibles et d’analyses. Mais Richard a aussi travaillé avec bonheur sur la prose, comme dans Littérature et sensation qui étudie des motifs nodaux et structurants dans les œuvres de Stendhal et de Flaubert. C’est avec un réel bonheur qu’il relève chez le premier une « alternance involontaire de repos et de galops, cette respiration profonde de la tension et de la détente, de la vie ramassée et de la vie qui s’étale ». Pour Flaubert, il étudie avec brio une « tragédie de la gourmandise impossible », une « danse de la conscience de sensation en sensation » dans un « chatoiement [qui] dévoile donc le néant des choses » ; et il en vient à définir ce qu’il nomme « l’existence gorge-de-pigeon », qui est « l’une des formes les plus subtiles que puisse revêtir la tentation sensuelle : cette pulvérulence lumineuse […] ». Et comme toujours chez Jean-Pierre Richard l’analyse éclaire simultanément le travail de l’écriture, par des métaphores substantielles : « Écrire [pour Flaubert], c’est s’enfoncer dans ces profondeurs, y découvrir ce mouvement pétrifié, cette boue d’existence, puis remonter avec elle à sa propre surface et l’y laisser se dessécher en une croûte qui constituera la forme parfaite. »

L’audace de cette approche des textes n’est possible et acceptable par le lecteur que parce que Jean-Pierre Richard a été un critique écrivain, inventant une manière inédite de parler des œuvres. La sympathie – posture beuvienne – en est le préalable, et le ressort constant. Elle part d’une proximité affective qui légitime la liberté que s’autorise le critique. Et elle commande une écriture reconnaissable entre toutes, qui relève du tissage et du contrepoint musical : sans cesse la parole critique et la voix de l’écrivain s’entrelacent, dans un discours qui se construit à deux voix. Celle du critique y refuse la position de surplomb – si aisément pratiquée par un certain terrorisme en matière de théorie littéraire –, s’affirmant comme l’une des voix possibles qui s’immisce dans l’épaisseur du texte, y traçant ses linéaments tout en révélant l’architecture souterraine des œuvres. Elle accepte l’incertitude, formule des hypothèses, se porte aux marges d’un savoir constitué, donnant même aux remarques apparemment les plus formelles une saveur inouïe – comme lorsque Jean-Pierre Richard relève « la pulpe allitérative d’un bouquet de consonnes choisies » chez Senancour. La proximité du critique à l’œuvre qu’il analyse se nourrit d’un sentiment de bonheur et de plénitude de l’écriture littéraire, qui ressort même des textes les plus sombres ou mélancoliques. La « fadeur » de Verlaine (Poésie et profondeur) n’est pas un manque textuel, bien au contraire : elle est immédiatement reliée à « un certain quiétisme du sentir » : la fadeur est « une absence de goût devenue positive ». L’une des marques propres de Jean-Pierre Richard est très certainement cette confiance humaniste dans le travail littéraire, où tous les déchirements possibles de la conscience peuvent se transformer en un bonheur du langage. Ce n’est donc pas un hasard s’il a pu évoquer « les grands bonheurs d’expression au contact desquels tout grand écrivain découvre à la fois sa grandeur d’écrivain et sa vérité d’homme » (Poésie et profondeur).

Ce « bonheur » caractérise aussi la parole critique, rarement perdue dans les arcanes de l’abstraction, et toujours immergée dans l’épaisseur du sensible. Ainsi Richard a-t-il élevé les différentes catégories du sentir et de l’existence commune à la dignité de notions critiques. Bachelard en était resté à un imaginaire des éléments – le feu, l’eau, la terre… Richard leur a adjoint, et bien des fois substitué, des qualités sensibles : le « velouté », le « fané », le « marbré », la « flamme balzacienne », l’« absolu rocheux » chez Bonnefoy, l’« issue poissonneuse » chez Follain… La parole critique éclaire ainsi ce que Jean-Pierre Richard nomme les « espaces ambigus, à la fois pulpeux et menacés », des « paysages » de l’écriture. C’est dans ce lieu infraconceptuel, mais ressaisi par le travail de l’intelligence, que s’opère l’« exploration épidermique » (à propos de Sainte-Beuve), et que s’élabore la matière ductile du discours critique, où se rencontrent et dialoguent auteur, analyste et lecteur.

Jean-Pierre Richard avait avec beaucoup de bienveillance accepté de participer à un numéro spécial de la revue Europe que je dirigeais sur le thème « Littérature et peinture ». Il m’avait envoyé un bel article, « Arles 1888-1889 », consacré à la Vie de Joseph Roulin de Pierre Michon, et qui voisinait à l’ouverture du numéro avec deux entretiens, avec Yves Bonnefoy et Gao Xingjian. Dans la correspondance échangée avec lui, surtout à partir de cette époque, j’étais toujours frappé par sa gentillesse, son humanité ouverte, sa disponibilité à découvrir et à faire partager, sa modestie aussi par rapport à son œuvre critique, dont il parlait avec un mélange de réserve et de pudeur.

Dans l’une des dernières lettres qu’il m’envoya, après avoir évoqué, avec une humilité non feinte, ses « biens modestes productions », il m’écrivait : « Là a toujours été pour moi l’essentiel, la vivacité échangée de la lecture. » Cet échange se poursuit aujourd’hui grâce à ses livres, si emplis d’une générosité critique apte à saisir, comme chez Michon, « une énergie de la langue, […] une scansion, en somme, capable d’informer la matière des mots et le tissu d’un monde ».

Daniel Bergez

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