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L’affirmation des Gwich’in d’Alaska

Essai sidérant, à la frontière des études ethnographiques, de la chronique et du récit, Les Âmes sauvages de l’anthropologue Nastassja Martin nous plonge en pays Gwich’in, peuple d’Alaska des régions subarctiques en proie à une crise écologique, humaine, sans précédent. Rarement un livre aura creusé en nous des marques aussi profondes, un ébranlement d’abord imperceptible qui, de simples traces énigmatiques dans la neige, mène à une avalanche, nous contraignant à réévaluer notre mode d’être au monde.
Nastassja Martin
Les âmes sauvages
Essai sidérant, à la frontière des études ethnographiques, de la chronique et du récit, Les Âmes sauvages de l’anthropologue Nastassja Martin nous plonge en pays Gwich’in, peuple d’Alaska des régions subarctiques en proie à une crise écologique, humaine, sans précédent. Rarement un livre aura creusé en nous des marques aussi profondes, un ébranlement d’abord imperceptible qui, de simples traces énigmatiques dans la neige, mène à une avalanche, nous contraignant à réévaluer notre mode d’être au monde.

Dans ce magistral essai tiré de sa thèse de doctorat dirigée par Philippe Descola, l’auteure, spécialiste des populations arctiques, pose liminairement la question princeps de l’anthropologie : comment entrer en contact avec l’autre ? Comment se décentrer, faire bouger le socle de notre mode de penser, d’exister, afin d’écouter l’autre en son altérité sans importer nos schèmes idéels, nos représentations ? La beauté crépusculaire mais aussi solaire du livre vient d’une rencontre que Nastassja Martin place sous le signe du désespoir, d’une commune détresse, le désarroi de l’anthropologue catapultée dans un monde qui semble à l’agonie, proche du naufrage, et la déréliction des Gwich’in pris en étau dans un dérèglement climatique, une débâcle écologique, humaine. Fonte alarmante des glaces, réchauffement du pergélisol, forêts qui brûlent, dérèglement des migrations, raréfaction et désorientation des saumons sauvages… les indicateurs d’une perturbation de l’écosystème arctique se lisent en toute splendeur dans ces régions boréales et hyperboréales.

Comment dépasser l’affect mélancolique, creuser sous la glace, sous l’évidence d’une société Gwich’in ravagée par le suicide, l’alcool, la drogue ? Refusant d’en rester au symptôme des ruines d’un monde, Nastassja Martin le traverse pour y découvrir les ripostes que les Gwich’in, Indiens Athabaskans, apportent à cette époque hors de ses gonds. Le « comment » des interactions fait partie prenante de l’étude : comment s’ouvrir aux manières de penser, de vivre, de rêver d’un peuple dialoguant avec les âmes sauvages des non-humains, avec l’invisible, frappé de plein fouet par une mondialisation dévastatrice ? La crise environnementale dont l’Alaska est le laboratoire peut se condenser dans l’image de chefs tribaux coincés entre les compagnies pétrolières et les défenseurs de la nature, des parcs nationaux. De façon plus frappante, elle se montre dans l’image du caribou – tué au terme d’une longue chasse – dont les entrailles sont pourries. L’effet papillon de Lorenz de la crise écologique se lit dans les viscères de l’animal contaminés par des pluies acides et autres facteurs de pollution. Sa maladie est l’effet en bout de chaîne d’une pollution qui ne connaît pas de frontières. En une formule saisissante, le chasseur Gwich’in lance : « les Chinois polluent et les caribous meurent », les Chinois condensant le choix occidental de l’activité productiviste, de l’exploitation des ressources. Face à la catastrophe qui entonne son premier acte, face aux lacs qui s’assèchent, aux animaux qui meurent, au silence des chamans, face à une nature malade, aux nouveaux arrivants (pumas…) amenés par le réchauffement climatique, à la menace des élevages de saumons transgéniques, les Gwich’in délivrent deux diagnostics. Les uns, percevant les signes de la fin du monde moderne, croient à un retour à la vie sauvage, les autres pensent que les Indiens, les animaux frappés d’extinction, sont condamnés à disparaître, décimés par une mondialisation dévastatrice. Les liens ancestraux établis avec les arbres, les mammifères, les poissons, ne tiennent plus dans un environnement qui se délite avec une rapidité extrême sur laquelle les humains ont perdu tout contrôle.

Le tissu de la taïga subarctique est composé de collectifs hétérogènes dont les façons de se rapporter à l’espace, au temps, d’habiter la Terre sont en conflit. C’est autour de la question « que faire de la Terre ? », comment la peupler, se rapporter à l’environnement, aux animaux, aux arbres, aux rivières, que les collectifs présents en Alaska se déchirent. Le désaccord est structurel entre le collectif des acteurs de l’exploitation pétrolière, les défenseurs de la wilderness et les populations autochtones. « Cette scène conflictuelle dévoile des mondes aux modes d’être divergents, les hommes qui les habitent luttant pour la forme d’une terre sur laquelle ils ne s’accordent décidément pas. » Acheté à la Russie en 1867, rattaché aux États-Unis en 1959, l’Alaska, région où vivaient des Inuits, des Yupiks, des Amérindiens, des Aléoutes, forme le quarante-neuvième État des États-Unis. Par l’inégalité absolue des rapports de force, la scène de l’opposition entre collectifs américains, occidentaux et populations indigènes prend le visage d’une guerre entre David et Goliath. Une inégalité que, par des pratiques de résistance, la ruse, des alliances stratégiques, Goliath peut renverser… Dans la première partie de l’essai, Nastassja Martin dessine la carte dramatique de la vie actuelle des collectifs Gwich’in (sept mille personnes), la mise en présence de visions du monde incompatibles. L’ingérence de l’Occident – la néo-colonisation, la dépossession des peuples autochtones – prend une double forme : la fièvre d’exploitation pétrolière, l’Alaska vu comme réservoir miraculeux de ressources énergétiques, saigné, vidé, détruit, d’une part, la métamorphose du Grand Nord en un sanctuaire intouchable, extra-humain, défendue par les écologistes, d’autre part. L’auteure démontre combien ces deux ingérences occidentales (exploiter sans vergogne la nature ; la protéger, la sauvegarder) qui composent les deux faces du naturalisme ont non seulement échoué mais détruit, tenté du moins d’éradiquer, les formes de pensée animistes des peuples d’Alaska.  

Une des pistes fécondes de réflexion développées par l’anthropologue tient dans la complémentarité de ce qui, à première vue, semble opposé : la perception de la nature comme objet inanimé qu’on peut piller, arraisonner, éventrer, et sa vision comme celle d’un paradis perdu, jardin d’Éden qui retourne à l’inanimé par sa césure avec les agissements des humains. Ces deux pans du naturalisme, au sens où Nastassja Martin met à l’épreuve le carré des matrices ontologiques de Philippe Descola (naturalisme, animisme, totémisme, analogisme), partagent l’a priori d’une nature objectivée, autonomisée, en extériorité par rapport aux humains. Ces deux mouvements de balancier du pendule naturaliste brutalisent et étouffent la conception animiste des Gwich’in pour lesquels le monde est un réseau de relations entre humains et non-humains, de prédation, de dialogues avec les présences invisibles. Une double logique assimilatrice est à l’œuvre, une entreprise de domination qui vise à exterminer les formes de pensée des autochtones, à tuer leur mode d’organisation sociale, leur commerce avec les tribus des esprits invisibles. 

Si la mise en lumière de l’interdépendance entre exploitation et sauvegarde fournit un puissant schème de lecture, il faut toutefois rappeler que, sur le plan de l’écologie environnementale, les ravages de l’hyper-productivisme capitaliste sont sans commune mesure avec les ravages des défenseurs de la nature. Certes, sur le plan de l’écologie mentale, des systèmes symboliques surtout, les créations d’une nature artificielle, de parcs nationaux, qui mettent les animaux sous tutelle, qui domestiquent les animaux sauvages, et les interventions contraignant scandaleusement, grotesquement, les chasseurs Gwich’in à devenir bergers ou agriculteurs représentent un danger pour la survivance des modes de pensée amérindiens. Mais la différence en ce qui concerne les mécanismes, les buts et les effets, en ce qui concerne la teneur des ravages, leur ampleur, leur caractère irréversible, nous semble devoir être soulignée. Pointer la connexion des deux attitudes (exploiter la nature ou la sauvegarder comme un musée inhabité) est riche d’enseignements si le geste a pour effet de repenser les points d’aveuglement des pratiques écologiques actuelles, les virages, les changements à leur imprimer. Mais il serait désastreux de conclure à un rejet global des actions écologiques, à leur condamnation, ce qui laisserait le champ libre aux adeptes d’un prométhéisme déchaîné nous menant droit à l’abîme. 

La deuxième partie des Âmes sauvages est consacrée à la généalogie de la tragédie actuelle des Gwich’in, à ses causes historiques. De la catastrophe environnementale se répercutant en un chaos psychique, physique, social, de la décrépitude du monde Gwich’in, l’on peut dire, reprenant le titre d’un essai récent d’Alain Badiou, que son « mal vient de plus loin ». Les germes de la débâcle trouvent leur origine en amont, dans les premiers pas d’une colonisation dont les missionnaires ont été les artisans spirituels. Si les missionnaires semblent avoir réussi à convertir pour une part les populations locales au christianisme, à détruire la cosmologie animiste, les esprits, les entités invisibles, les pratiques chamaniques ont continué à vivre d’une existence souterraine. Une des facteurs ayant favorisé la conversion au christianisme réside dans les épidémies importées par les premiers Blancs : face à des maladies inconnues jusqu’alors, la médecine des chamans fut impuissante, là où les missionnaires apportèrent à la fois le fléau et son remède. 

L’auteure montre que, sous bien des angles, les pratiques des écologistes prolongent l’esprit des missionnaires. Ces derniers venaient « humaniser » les indigènes, stabiliser leur identité en la séparant des liens avec les âmes des animaux, des pierres, de la neige, du vent. Les premiers visent à sauver une nature transcendante, immaculée, qui doit rester vierge de toute empreinte humaine, de toute relation de prédation sauvage. Au fil d’une étroite filiation, les missionnaires protestants et ensuite les écologistes vident l’environnement de sa vie, des interactions entre entités humaines et non-humaines. La nature devient paysage, réserve de pureté, entité extra-humaine qui doit être débarrassée de ses indigènes, de certaines espèces animales, lieu construit artificiellement pour que les Occidentaux savourent un supplément d’âme, une retraite loin de la mondialisation. Paradoxalement, à vouloir sauver la wilderness, on domestique la nature, on l’érige en un milieu factice, en un miroir de nos désirs où les animaux sont pucés, tracés, régulés. Loin d’être abandonnée à ses seules forces, la taïga subarctique est mise sous contrôle, disciplinée, soumise à une législation écologique qui heurte la pensée des indigènes, leur façon de vivre la chasse, de se rapporter aux entités de la forêt. Affirmant une communauté des âmes entre les chasseurs et leurs proies, une intériorité vivante partagée entre les êtres, les Gwich’in dotent les animaux d’une liberté, d’une volonté propre (seuls les chiens apportés par les Blancs sont sans âme). À leurs yeux, c’est librement que les animaux choisissent de se donner aux chasseurs qui respectent les pactes, le commerce avec les esprits de leurs proies, même si Nastassja Martin prend soin de relativiser cette idée devenue un lieu commun chez les spécialistes occidentaux. Proche de Bruno Latour, elle pulvérise les clichés, fussent-ils savants, complexifie les dispositifs, déconstruit, par une enquête minutieuse des données ethnographiques, l’enclave animiste, subvertit les oppositions trop tranchées entre naturalisme et animisme, entre grands schèmes ontologiques et compositions des mondes.   

C’est dans cette christianisation forcée que le drame prend naissance. Dans l’obligation faite aux chasseurs-cueilleurs de se sédentariser, d’abandonner « le monde polyphonique des esprits » au profit d’un dieu unique, de séparer en classes étanches les collectifs humains, les mammifères, les prédateurs. Les missionnaires au XIXe siècle et les écologistes par la suite imposent une grille naturaliste (différence entre les intériorités humaines et non humaines mais identité de corps) à des formes de pensée animistes (identité des intériorités humaines et non humaines mais différence des physicalités), détruisant le continu entre les êtres, traçant des découpages entre classes, entre règnes, une extériorité de la « nature » et des hommes étrangère aux Gwich’in. Si les Blancs ont voulu rendre muets la forêt, la taïga, les lacs, les esprits ont continué à parler aux Gwich’in qui, blessés, traumatisés par la tentative de mise à mort de leur cosmologie, ont inventé des ripostes créatrices. Ce sont ces résistances variées, alliées pour des raisons stratégiques aux revendications des écologistes, que les Gwich’in développent aujourd’hui, à l’heure de la plus grande déroute. 

Le dévoilement des pans symboliques, imaginaires, de l’organisation mentale et sociale des Gwich’in, de leur invention d’une existence nouant modernité et singularité de leurs traditions, compose la troisième partie des Âmes sauvages. Les collectifs Gwich’in sont, eux aussi, traversés par de profondes divisions, par une variété de modes de vie allant des Indiens « désindianisés », résidant en ville, « Blancs colorés qui jouent aux Indiens » aux Gwich’in ruraux se battant pour la défense de leurs terres, de leurs modes d’exister, de rêver, de chasser. Les clichés, les images occidentales du « bon » Indien écologique et du « mauvais » Indien chasseur refusant de se convertir à l’élevage et à l’agriculture, volent en éclats. Loin de se clore sur un pessimisme crépusculaire, Les Âmes sauvages évoque l’incessante proposition de ressources élaborées par les Gwich’in pour penser et réagir, contrer, s’adapter aux mutations. Dès lors que, pour eux, tout est mobile, fluide, dès lors que les schèmes animistes mettent au principe du monde des dynamismes, une incertitude irrelevable, ne sont-ils pas mieux armés que l’Occident pour affronter la transition obscure, inquiétante qui nous tient lieu d’entre-deux ?  

On laissera au lecteur le soin de découvrir les récits des mondes hyperboréens, les histoires Gwich’in, leurs mythologies, les entités indéterminées (« naa’in », hommes des bois, « shaaghan », passeuses de mondes…), le récit de création de la Terre à travers la rencontre d’un homme et d’un rat musqué que Nastassja Martin relaie dans une écriture magique. On pariera pour l’invention de stratégies, de mobilisation, d’alliances entre collectifs, afin de défendre et d’affirmer des manières de vivre et de penser irréductibles à un naturalisme qui veut étendre sa domination en éradiquant tout ce qui l’effarouche, le déroute et contrevient à son organisation technico-conceptuelle.      

[ Extrait ]

« Une odeur âcre s’échappe des chairs mises à nu : les intestins sont malades, pourris. Le chasseur se tourne vers moi : "Tu vois, les Chinois polluent et les caribous meurent", me dit-il […] C’est de ce brouillage des champs qu’il s’agit : un chasseur isolé dans le subarctique alaskien connecte les entrailles de sa proie au reste du monde, "les Chinois" venant signifier cette humanité invisible lointaine massive moderne et citadine dont les activités se répercutent jusqu’ici. C’est de ces ponts jetés entre des êtres de constitution différente qu’il nous faut partir : l’actualité des métamorphoses éco-humaines globales se donne à lire dans le ventre d’un caribou tué gisant aux pieds de son chasseur sur les hauts plateaux des Yukon Flats en Alaska ».

Nastassja Martin, Les Âmes sauvages

Véronique Bergen

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