Livre du même auteur

L’Allemagne et ses juifs

 On a longtemps dit que l’histoire de l’Allemagne menait plus ou moins inéluctablement à la Shoah en oubliant que « le triomphe de Hitler fut plutôt l’effet de manœuvres en coulisses de politiciens et d’industriels conservateurs qui eurent raison des hésitations d’un Président sénile » comme l’écrit Amos Elon, donc que l’hitlérisme n’était pas obligatoirement gravé dans les « gènes » de l’Allemagne encore que son évolution l’y prédisposât en grande partie du fait de la Réforme luthérienne qui institue l’anti-judaïsme comme une dimension de base du protestantisme allemand (textes de 1543 et 1546) et interdit aux sujets la révolte contre l’autorité (1520).
Amos Elon
Requiem allemand
 On a longtemps dit que l’histoire de l’Allemagne menait plus ou moins inéluctablement à la Shoah en oubliant que « le triomphe de Hitler fut plutôt l’effet de manœuvres en coulisses de politiciens et d’industriels conservateurs qui eurent raison des hésitations d’un Président sénile » comme l’écrit Amos Elon, donc que l’hitlérisme n’était pas obligatoirement gravé dans les « gènes » de l’Allemagne encore que son évolution l’y prédisposât en grande partie du fait de la Réforme luthérienne qui institue l’anti-judaïsme comme une dimension de base du protestantisme allemand (textes de 1543 et 1546) et interdit aux sujets la révolte contre l’autorité (1520).

La voie était ainsi toute tracée, mais la divison de l’Empire (le Saint Empire romain germanique) qui englobait à peu près tous les territoires de langue allemande, à l’exception de la Suisse, rendait la situation très confuse. Persécutés et pourchassés dans telle principauté, admis contre rançon dans telle autre, mais toujours soumis où que ce soit à des réglementations arbitraires et discriminatoires, les juifs vivaient sans protection légale (vogelfrei). Ils ne bénéficiaient d’aucune législation commune et pouvaient être vendus comme du foin ou du bétail à Francfort au XVe siècle. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, l’entrée par le pont sur le Main était ornée d’un tableau représentant une truie que tétaient des rabbins, il en était de même dans plusieurs autres villes.

Ce n’est qu’au milieu du XVIIIe siècle avec l’Aufklärung (les Lumières allemandes) qui avait rendu public le droit de libre examen qu’on commença à attribuer nature humaine aux juifs et que certains d’entre eux comme Moses Mendelssohn ou Salomon Maïmon purent devenir des intellectuels écoutés et célèbres dont l’influence fut grande mais qui ne cessèrent néanmoins de vivre dans des conditions frôlant la domesticité. À Berlin, grâce à son mariage avec le baron von Varnhagen, Rahel Levin put créer, tout comme Henriette Herz, un salon littéraire que fréquentaient tous les esprits pensants de son temps, les frères Schlegel, Chamisso et bien d’autres. Mais le statut des juifs ne changea en rien, bien qu’un bon nombre d’entre eux s’engagèrent dans les guerres de libération contre Napoléon, ce qui ne leur valut nulle intégration pas plus qu’une quelconque pension à leurs veuves.

Même si un certain nombre d’entre eux pouvait donc franchir le stade de colporteur, de mendiant ou de tailleur et accéder à la richesse – on sait le rôle des juifs de cour qui sauvèrent de la faillite diverses principautés – les juifs n’en restèrent pas moins tout à fait marginaux et pouvaient être chassés du jour au lendemain. Il n’y avait à peu près qu’à Hambourg et en Prusse qu’ils jouissaient de droits de protection qui leur assuraient une relative sécurité ; « Près de 90 % des Juifs allemands étaient pauvres ou très pauvres ; 10 % de ces derniers étaient réduits à la mendicité. Les juifs riches étaient plus nombreux en Prusse que partout ailleurs, mais il n’y eut pas d’émeutes en Prusse » écrit Amos Elon.

Il a fallu la Révolution française pour que commence à se poser la question de la citoyenneté des juifs. L’émancipation napoléonienne qui en fit des citoyens à part entière n’alla pas sans réactions violentes en Allemagne. Des préjugés moyenâgeux continuaient à régner, ils se retrouvent même chez des philosophes du niveau de Fichte.

Ce n’est qu’à partir de 1819 que se répandirent ces chasses au juifs, connues sous le nom de « Hepp, Hepp Krawallen », émeutes qui obligeaient les autorités à intervenir uniquement d’ailleurs pour des raisons d’ordre public. Il se posa alors la question de savoir si les juifs pouvaient ou non être considérés comme des Allemands comme les autres. Or deux grands écrivains juifs convertis, Ludwig Börne et surtout Heinrich Heine, contribuèrent tous deux à forger l’identité allemande, telle qu’elle concilie romantisme et liberté, raison et sensibilité. Heine que Goethe admirait est certainement l’un de ceux qui représentent « l’âme allemande » avec le plus de vérité et de vigilance.

Dans une Allemagne en voie de formation politique, elle ne se réalisera qu’en janvier 1871 à Versailles, les juifs incarnent d’une certaine manière les motifs d’inquiétude amenés par les grands changements politiques en train de se produire. À partir de leur émancipation définitive en 1869, devenus citoyens du nouvel Empire wilhelminien, ils contribuèrent largement à l’édification de cette Allemagne nouvelle, financièrement ils aidèrent Bismarck et jouèrent plus tard un rôle déterminant dans l’expansion industrielle et commerciale du pays et à l’édification du Reich wilhelminien (1). Mais c’est surtout dans l’univers intellectuel, dans les sciences physiques, en médecine, en archéologie ou les lettres que leur rôle fut tout à fait considérable et il est vrai qu’ils furent nombreux et actifs dans bien des domaines et occupèrent des places qu’on leur enviait souvent : Rathenau, Einstein, Stefan Zweig et tant d’autres. Il en résulte par contrecoup dans les milieux de droite une véritable fixation obsessionnelle, un ressentiment d’une puissance extraordinaire où s’exprimait en particulier la frustration de la défaite de 1918 et la haine d’un fraction importante de la bourgeoisie pour la République nouvellement installée. Les juifs restaient une petite minorité dont l’influence dépassait évidemment largement le nombre.

Un chapitre remarquable intitulé « La fin » décrit de façon détaillée et précise la montée d’abord peu perceptible puis de plus en plus visible du nazisme dont peu nombreux furent au débit ceux qui surent en déceler la nature criminelle.

  1. Il est à noter qu’il existe un excellent ouvrage sur cette période : Mémoire juive et nationalité allemande par Jacques Ehrenfreund, Puf, 2000.
Georges-Arthur Goldschmidt