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Le « piège léger et invisible » de l’écriture

Article publié dans le n°1146 (01 mars 2016) de Quinzaines

Entre autobiographie, chronique d’une vie de cinéaste et d’écrivain, réflexions sur la nature et la fonction de l’écriture, le dernier livre de Philippe Claudel se donne comme « roman » mais ne relève d’aucun genre littéraire. Dans un étonnant mélange de gravité et de légèreté, et avec une grande liberté d’allure, il tresse un récit de vie articulé autour de la disparition d’un proche et une méditation constamment relancée sur la vie et la mort.
Philippe Claudel
L'arbre du pays Toraja
(Stock)
Entre autobiographie, chronique d’une vie de cinéaste et d’écrivain, réflexions sur la nature et la fonction de l’écriture, le dernier livre de Philippe Claudel se donne comme « roman » mais ne relève d’aucun genre littéraire. Dans un étonnant mélange de gravité et de légèreté, et avec une grande liberté d’allure, il tresse un récit de vie articulé autour de la disparition d’un proche et une méditation constamment relancée sur la vie et la mort.

Le fil rouge de ce roman est le récit de la disparition d’Eugène, le producteur avec qui le narrateur a longtemps travaillé. De l’annonce de la maladie à l’enterrement, le livre suit les stations de ce calvaire vécu pourtant avec une certaine légèreté par les deux amis. Cette expérience est la pierre d’achoppement d’une longue méditation sur le temps, d’une réflexion sans cesse relancée sur la « brièveté de la vie », la mort des amis, la manière de continuer à vivre malgré leur absence sans recours. Sans effets appuyés mais avec une récurrence obsessionnelle, ce livre de deuil est en effet envahi par la mort des proches du narrateur : celle de ce « camarade d’enfance, Jean-Christophe, qui s’était donné la mort à dix-neuf ans », celle du père, celle des compagnons d’alpinisme que le narrateur revoit « vivants avant leur départ, dans les derniers moments, jeunes futurs morts », celle de l’enfant que portait son épouse, sans compter la mort programmée, et déjà inscrite dans les stigmates de son corps, de la mère du narrateur.

À chaque fois, le texte esquisse la possibilité d’un « tombeau », mais ne se fixe pas dans ce registre, car l’écriture est mobile, emportée elle-même dans le flux de l’existence. Le texte élabore plutôt, en s’enroulant en spirale autour de toutes ces disparitions, une gigantesque rêverie sur le temps : « Nous ne cessons de nous construire face à l’écoulement du temps, inventant des stratagèmes, des machines, des sentiments, des leurres pour essayer de nous jouer un peu de lui ». C’est cette pensée du temps qui fait éclore dans l’écriture les images les plus saisissantes. Lorsque le narrateur est auprès de sa mère dans une maison de retraite, le temps alors « possède une viscosité qui englue chaque seconde, qui conglomère les heures en de lourds amas d’une densité peu terrestre ».

La description du corps de la mère, déjà gagné par la fin proche, frappe par son absence de pathos, l’aveu d’une indifférence et d’un ennui face à une existence devenue presque totalement étrangère. Dans ce corps qui « survit sur une chaise roulante », le regard du fils découpe et distingue la mâchoire « qui avec le temps a conquis tout le territoire », le cerveau qui paraît « peser considérablement et entraîner tout le crâne et le corps vers l’avant ». La description clinique réifie son objet ; le travail littéraire n’opère ni sublimation ni spiritualisation du réel, il l’inscrit et le recueille seulement, fût-ce dans son atroce vérité. L’expérience du narrateur questionne ainsi en permanence les pouvoirs et la fonction de l’écriture. Le narrateur peut affirmer « combien la littérature parvient à rendre la vie plus vivante, à la réanimer ». Il n’en confesse pas moins, quelques pages plus loin, qu’« écrire est une inhumation qui ensevelit tout autant qu’elle met de nouveau au jour ». Dans tout le livre, le geste littéraire est pris entre reviviscence et travail de deuil, mouvement de reconquête et ensevelissement définitif. Cela donne à l’entreprise d’écriture sa fragilité délicate, « comme on tente de tisser un piège léger et invisible susceptible de capturer les voix et les instants perdus ». 

Conserver et perdre, c’est précisément le sens du rite funéraire des Toraja, dont ce livre fait, dans son titre, son emblème. Le roman s’ouvre par l’évocation de ce peuple de l’île de Sulawesi, dont l’existence est « obsessionnellement rythmée par la mort ». Lorsqu’un très jeune enfant de quelques mois vient à mourir, on sculpte une cavité dans le tronc de l’arbre, on y dépose le corps, protégé par des branchages et des tissus. Alors, « au fil des ans, lentement, la chair de l’arbre se referme, gardant le corps de l’enfant dans son grand corps à lui », et « commence le voyage qui le fait monter vers les cieux, au rythme patient de la croissance de l’arbre ». Cet entrelacs de la vie et de la mort constitue le leitmotiv du livre. Vers la fin, le narrateur comprend que son texte même « est devenu l’arbre du pays Toraja ». Et c’est peu après qu’il confie le rêve de suicide qu’il fait toutes les nuits, prélude à sa redécouverte de la vie : « Je me réveille après la détonation mais avant que la balle ne me fracasse le crâne […] C’est une mise en route. C’est la vie ». La même intrication du vivant et du mort se retrouve à propos de l’enfant mort-né qu’a porté sa femme Florence : « Comme l’arbre du pays Toraja, elle a continué au fil des années à faire croître son enfant au fond d’elle. Son corps de femme s’est rempli de la présence du petit corps mort. » La vie porte ainsi la mort en elle, et en un sens en triomphe, mais elle l’enfante aussi comme la promesse de son propre anéantissement. Cette ambiguïté essentielle encadre le livre puisqu’au rituel funéraire qui ouvre le récit répond, dans les dernières pages, l’annonce par Elena, la compagne, de sa future maternité. Pensant à la petite créature en gestation, le narrateur s’assimile alors à l’arbre du récit primitif : « je serai tout à elle, afin qu’elle puise vivre, aimer, rire, s’éblouir et grandir jusqu’au ciel ». 

L’entrelacs de la vie et de la mort, qui fait basculer en permanence d’un pôle à l’autre de l’existence, explique certainement la liberté d’allure et de composition de ce livre, où l’écriture paraît totalement libérée des canons littéraires habituels. Bien que globalement narrative, elle procède par fragments ajointés de loin en loin, unis par des rapports métonymiques, des relations de voisinage, des glissements soudains – à la manière d’une confidence orale, parfois presque improvisée. Le livre est à l’image de ce que le cinéaste affirme de son film Pas mon genre, où il est question « du temps et de la vie, des nœuds et des boucles, des visages qui glissent et s’estompent, des voix qui résonnent et des souvenirs blessés qui jamais ne parviennent à s’apaiser ni à s’évanouir ». Il en résulte un étonnant patchwork où la simplicité de l’écriture s’ouvre tout à coup sur des maximes condensées ou des images sensibles et étonnantes : « L’été s’enroulait à Paris comme une écharpe autour d’une gorge » ; où le désespoir d’une vie sans signification peut soudainement s’inverser dans l’enchantement des formes parfois merveilleuses de la réalité. De même, dans ce livre pourtant sous-titré « roman », la part autobiographique est récurrente (avec des souvenirs précis d’Isabelle Adjani, Alain Bashung, Milan Kundera, Michel Piccoli, dont une émouvante évocation est développée à la fin) ; mais cela n’interdit pas à certains moments des références d’un tout autre poids, à Pascal notamment pour la distinction entre « grâce suffisante » et « grâce efficace » ou pour la définition du cœur des hommes, « creux et plein d’ordures ».

L’expérience cinématographique de Philippe Claudel apporte dans le livre un contrepoids constant à la gravité des interrogations qui le sous-tendent. Vivre, ou écrire, comme on filme, permet d’entretenir une incertitude sur la consistance même du réel. Lorsque le narrateur voit son amie Elena disparaître sur un quai de gare, c’est qu’« elle est sortie du cadre ». Il se demande même si elle appartient bien à la vie ou si elle n’est pas plutôt intégrée à la « structure d’un roman, d’un film, d’une pièce de théâtre, d’une nouvelle ». Lorsqu’il l’a découverte, c’est d’ailleurs à la manière d’un plan détaché de Fenêtre sur cour, le film de Hitchcock : derrière sa fenêtre, le store bloqué à mi-hauteur, en face de son appartement dans la cour intérieure de l’immeuble. Même les moments pathétiques peuvent devenir scènes de film, comme lors des obsèques d’Eugène, où « le cimetière paraissait avoir été préparé par un technicien des effets spéciaux […] tout paraissait faux. Un cimetière de cinéma ou de conte de fées ». Ces basculements cinématographiques et fictionnels de l’expérience vécue en accentuent parfois le pathétique bien réel, mais ils font aussi du réel une manière de représentation, un spectacle dont la facticité désamorce le sérieux et la gravité de la vie.

Daniel Bergez

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