L'épreuve de la complexité

Article publié dans le n°1050 (01 déc. 2011) de Quinzaines

Nous redécouvrons le grand roman de Soth Polin (1) qui tourne, les excédant largement, autour des guerres du Cambodge et nourrit une réflexion fulgurante sur la vie, la mort, la folie, la destruction et le dégoût de soi-même. En regard, nous avons pu lire, dans une étrange continuité, des livres français qui interrogent l’histoire de ce pays et certaines de ses incarnations les plus obscures. Lectures effrayantes mais nécessaires et perspectives fort complexes en vérité qui ne peuvent se tracer que selon le régime de l’épreuve.
Thierry Cruvellier
Le maître des aveux (Gallimard)
François Bizot
Le silence du bourreau (Flammarion)
Soth Polin
L'anarchiste (La Table Ronde)
Nous redécouvrons le grand roman de Soth Polin (1) qui tourne, les excédant largement, autour des guerres du Cambodge et nourrit une réflexion fulgurante sur la vie, la mort, la folie, la destruction et le dégoût de soi-même. En regard, nous avons pu lire, dans une étrange continuité, des livres français qui interrogent l’histoire de ce pays et certaines de ses incarnations les plus obscures. Lectures effrayantes mais nécessaires et perspectives fort complexes en vérité qui ne peuvent se tracer que selon le régime de l’épreuve.

Réfléchir la pure idéalité illusoire et son incarnation, relier dans un même élan l’événement et son intelligibilité, sa source et ses conséquences, demeure peut-être la seule manière de parvenir à affronter l’horreur absolue qui nous saisit lorsque nous évoquons l’histoire du Cambodge et en particulier le délire exterminateur ultra-rationalisé des Khmers rouges, « ce gouffre qui n’en finit pas de broyer les âmes des miens » écrivait Soth Polin, réduisant au néant une mémoire et un ordre du monde qu’il faut redécouvrir. Il faut trouver des formes qui contrecarrent l’indicibilité et rendent compte d’une complexité qui hante longuement, à la manière de fantômes.

Redécouvrir un texte oublié procure toujours un sentiment étrangement euphorique, comme si le temps passé se réduisait tout à coup pour ne laisser entrevoir que la beauté permanente d’une voix singulière. Et pourtant, la lecture de L’Anarchiste, au-delà de la satisfaction de la reconnaître, s’apparente à une épreuve d’une violence assez inouïe, forme d’absolue perturbation de la conscience qui s’affronte à ses plus obscurs recoins et ses desseins destructeurs. Patrick Deville (2), préfacier de la nouvelle édition, ne souligne pas au hasard que « la lecture en sera nouvelle, plus sereine sans doute ». Il faut reconnaître en effet que l’écart permet de lire ce roman difficile, complexe, presque insoutenable tant il touche à quelque chose de profond, la barbarie qui nous habite et nous pousse à défaire ce que nous sommes, à proprement le détruire.

Soth Polin a écrit un grand roman métaphysique renforcé par une construction binaire assez étrange, accolant deux récits qui entretissent des liens évidents entre la culpabilité et la pulsion qui la provoque, l’analyse et sa contradiction. À la fois roman sur les guerres cambodgiennes, la colonisation, la « parenthèse du Kampuchéa » (3), il débute par un questionnement sur l’identité intellectuelle d’un être déchiré par une double appartenance culturelle qui s’abîme dans le paradoxe de saisir la première par les moyens de la seconde, comme condamné à une « intelligence artificielle » le retenant dans la nasse de l’indécision et d’une « irréalité » faisant de la vie « une permanente impermanence, une douleur continuelle ». Le narrateur de la première partie, jeune enseignant qui finira par assassiner celle qu’il aime, nous en raconte quelques épisodes depuis l’asile d’aliénés où il est enfermé, interroge sa conscience, sa place, et ne fait que s’abîmer dans une fuite débauchée qu’il paiera très cher, ressassant sans fin « la profonde irrationalité, l’énorme absurdité de [son] existence ». Pourtant, bien que teinté de ces préoccupations, L’Anarchiste n’est nullement un énième récit existentialiste ou simplement idéologique. Il en dépasse tous les enjeux et donne une forme hallucinée à ce qui déchire l’être depuis son intériorité jusqu’aux déferlements d’une violence collective jamais atteinte.

Car la seconde partie du roman, la plus longue, offre l’adresse désespérée d’un journaliste cambodgien, réfugié devenu chauffeur de taxi à Paris, à la jeune Anglaise qu’il vient de blesser gravement. Cet homme, dévoré par « les piranhas que sont les souvenirs », ne fait que remâcher sa vie, la faute qu’il supporte depuis sa fuite d’un pays qu’il ne conçoit que comme un « paradis perdu » peuplé « de squelettes comme un fantastique cauchemar », détruit par une révolution communiste absurde, et ressasser ses échecs politiques, son opposition problématique, l’assassinat de son meilleur ami, ses liaisons avec ses belles-sœurs, l’abandon de ses parents et ses illusions politiques. Soth Polin parvient à transmuer un récit de l’âpre remords et de la faute en une réflexion lumineuse sur l’absurdité de la survie, sur la folie qui porte les êtres, le profond déséquilibre qui fait se balancer l’intime et le collectif, la barbarie et la perversion, interrogeant la difficulté d’être, l’impossibilité à se saisir de soi-même. Son récit opère, comme une infinie disjonction, le lent effritement d’une personnalité dans le chaos de l’Histoire.

L’Anarchiste s’apparente finalement à une parfaite désintégration. Il s’y raconte « l’avilissement » d’un homme et d’un pays, le dégoût que nous éprouvons pour nous-mêmes, irrémédiablement. La folie s’immisce partout, débordante, contaminatrice. L’originalité de Polin réside dans le traitement qu’il propose pour dire en même temps la destruction politique et physique d’un peuple et le désordre d’une personnalité singulière, la façon dont il pense le traumatisme au travers d’une conception de la faute. Le roman s’élabore tout entier à partir de la pulsion, de ce qui pousse à détruire, à effacer, à mettre tout à bas. L’Anarchiste est en effet conçu comme une pure négativité qui s’emploie à défaire, enfermant le narrateur dans sa « plus voluptueuse mission de destructeur », le réduisant à sa propre impossibilité. Il finira d’ailleurs par se châtrer. Polin parvient à construire tout un roman selon les modalités de la sexualité, entreprenant l’Histoire, le sens, l’existence comme des éléments d’une pulsion mortifère qui ne trouve aucune solution si ce n’est de disparaître, de s’évanouir dans son propre néant. Le narrateur ne réclame donc que l’expiation, son infinité, et nous abandonne, égarés, devant un vide monstrueux. Il y faut un certain courage et de la grandeur.

« Après l’holocauste de mon peuple, broyé, nivelé, englouti dans la plus fantastique des révolutions, je prie seulement l’Histoire, cette déesse des caprices et de l’absurde, d’avoir pitié de son âme » écrit Soth Polin. Comment supporter un tel propos, ne pas s’effacer et essayer d’y comprendre quelque chose, faire face au jugement ? Il faut en tout cas du temps pour affronter l’insupportable. Pour entendre ce qui échappe à la conscience commune et se replie, comme une bête traquée, sur l’effacement et le silence, opposant aux faits leur inintelligibilité et leur monstruosité. Il faut de la précision, des faits, mais également une perspective, une construction qui permettent de saisir la complexité de l’effroi, l’épaisseur de l’Histoire, la manière dont elle s’incarne dans des figures répulsives en même temps que rassurantes.

Voici la tâche à laquelle s’attelle Thierry Cruvellier en s’essayant à la reconstitution du procès de Douch, en entreprenant toutes les ramifications – morales, juridiques, historiques –, tous les rebours, passant du présent de la comparution à toutes les strates de son passé – l’enfance, la formation, la guérilla, S.21, la fuite, la vie d’après, la conversion –, entremêlant les discours des témoins avec virtuosité – en une démarche réellement littéraire – à des propos plus analytiques. Il y a dans son ouvrage un étrange équilibre entre la distance et la proximité, l’objectivité et la compassion, le savoir et le vécu. Il ne se trompe jamais de lentille, scrute tout avec la même acuité, cette sorte de froideur qui fait de son livre un objet singulier, perturbant, presque insupportable.

Afin d’être juste, de bien juger, il faut gagner une épaisseur exhaustive lorsque seul s’impose la disparate. D’un côté, comprendre « la sanglante aventure idéologique » khmère rouge, l’obligation de « transformer leur utopie en champ de cadavres », quelle fascination l’Occident a développé à cet égard, la nature du crime politique, le système propre à S.21, la terreur organisée, les circonstances historiques. De l’autre, saisir la singularité d’un être, Douch, bourreau de milliers de personnes lorsqu’il dirigeait avec une efficacité redoutable son « centre de la mort », son parcours et ses discours. Car Douch est un bourreau qui avoue, demande pardon et reconnaît sa responsabilité. Il faut démêler la stratégie d’évitement de la franchise et du remords. Cruvellier nous y aide en ne succombant pas à la facilité, mettant en avant les témoignages remarquables d’un historien, d’une experte psychologue, de Vann Nath (4) et de Bizot par exemple.

Il parvient à faire saillir les discours, à en décrire les mécanismes. Il déplie les mécanismes (passivité) et les méthodes (activité) de la barbarie, en démontre l’intrication tout en ne gommant pas le malaise qui nous saisit alors. Il analyse également l’autour du procès, ce qui le configure, la mascarade politico-morale qui l’accompagne ainsi que les valeurs qui le soutiennent et s’y délitent lentement. Il considère l’idéologie et ses facteurs, c’est-à-dire les conditions mêmes de la justice, comme dans un théâtre où se jouent des morceaux d’histoire et de conscience humaine. Ce sont cette précision et cette distance qui lui permettent de ne pas succomber à la fascination du mal qu’il interroge avec subtilité d’un côté, ni de rejeter le bourreau dans le néant d’une monstruosité absolue de l’autre.

L’avocat français de Douch, dans sa plaidoirie, interroge : « Serons-nous capable de redonner aux victimes toute leur humanité mais aussi de permettre à celui qui était sorti de cette humanité d’y revenir ? » François Bizot semble répondre à cette question sous une forme impérative. Le monstre n’est pas un monstre. Il n’est pas l’altérité absolue, mais le semblable, le proche, l’arrière-fond de tous qu’il faut reconnaître. « J’ai senti que pour en mesurer toute l’abomination, ce n’était certainement pas en faisant de Douch un monstre à part qu’on y arriverait. C’était au contraire en réhabilitant en lui cette humanité qui est la sienne comme la nôtre, en la lui reconnaissant de plein droit, et reconnaître que celle-ci n’a manifestement pas été un obstacle aux tueries qu’il a accomplies » affirme-t-il lors de son audition (5).

A-t-il raison, sa position n’est-elle pas un petit peu trop idéaliste ou déconnectée des enjeux que décrit si bien Cruvellier ? Quel statut pour la parole du témoin ? Autant de questions qu’il serait illégitime de trancher ici. En revanche, il nous intéresse au premier chef d’essayer de comprendre l’entreprise littéraire de Bizot, d’en saisir les enjeux et le poids. Le Silence du bourreau pose la question essentielle du rapport de la subjectivité et de l’idée, de son incarnation en somme. Cela ne va pas sans difficulté malgré le chamboulement de l’ordre par l’expérience ou le traumatisme. Sa conception achoppe à ses propres conditions, à sa spécificité intime. Il complique ainsi la complexité, lui conférant une épaisseur supplémentaire. Nous sommes émus, touchés, bousculés même, mais nous peinons à nous extraire de la singularité, pris dans ses injonctions singulières et paradoxales. La généralisation de la proposition de Bizot se heurte violemment à son aveu de ne pouvoir y parvenir hors du champ de ce qu’il connaît, sans lien (6). Une pensée donc qui s’arrête à son épreuve. C’est lumineux, grand, mais irrémédiablement singulier. D’ailleurs, Soth Polin disait-il autre chose au fond lorsqu’il écrivait : « Le mal est en soi. Lucifer est en nous… Toi, mon démon, tu es au fond de moi-même… » 

  1. Soth Polin est né au Cambodge en 1943. Écrivain, éditeur et journaliste, il s’oppose au roi ainsi qu’aux communistes et soutient pendant un temps le régime de Lon Nol avant de s’exiler en France puis aux États-Unis. On pourra lire dans le n° 15 de la revue Meet intitulé « Communiquer, disent-ils ? » une traduction inédite de l’un de ses textes.
  2. Deville a fait paraître en septembre Kampuchéa (Seuil) qui a fait l’objet d’un article de Norbert Czarny et d’un Journal en public de Maurice Nadeau (cf. QL n° 1 042). 
  3. Expression de Deville.
  4. Vann Nath, peintre, a été l’un des rares survivants de S.21 et témoin capital du procès. On le connaît surtout pour sa participation au film de Rithy Panh S.21, la machine de mort khmère rouge (2003). Il a disparu le 5 septembre de cette année.
  5. Le Silence du bourreau est accompagné d’annexes passionnantes, sans doute plus que le récit lui-même, qui comportent des commentaires de Douch et le témoignage de Bizot devant le tribunal de Phnom Penh. On pourra lire Le Portail (2000, « Folio ») dans lequel François Bizot raconte comment il a été arrêté en 71 et retenu dans un camp khmer pendant trois mois, puis sauvé par Douch qui obtient sa libération. Son récit se poursuit jusqu’à la prise de pouvoir par les communistes et le départ des étrangers. Le présent livre nous semble également moins réussi sur le plan littéraire, l’écriture faiblissant souvent, le discours et le style sociologiques ressortissant trop ouvertement.
  6. Lorsqu’on demande à Bizot s’il pourrait faire la même démarche pour ce qui concerne Nuon Chea (n° 2 du régime), il admet un certain embarras. Cela compliquera les relations de Bizot et de Douch qui ne supportera pas de se sentir mis sur le même plan qu’un criminel politique qui ne regrette rien.
Hugo Pradelle

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