La colonisation au crible de l'Histoire

Article publié dans le n°1010 (01 mars 2010) de Quinzaines

 Directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales, Marc Ferro s’est spécialisé dans l’étude de la révolution russe  et de l’URSS, mais on sait peu qu’il a vécu en Algérie l’agonie du colonialisme français et qu’il s’est intéressé à la résurgence politique de l’islam. Dans la première partie d’un long entretien exclusif à La Quinzaine littéraire, il tire les leçons de son parcours dans l’Algérie des années 1948-58. 
Marc Ferro
Histoire de France (Odile Jacob)
Marc Ferro
Histoire des colonisations, des conquêtes aux indépendances, XIIIe-XXe siècle (Seuil)
 Directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales, Marc Ferro s’est spécialisé dans l’étude de la révolution russe  et de l’URSS, mais on sait peu qu’il a vécu en Algérie l’agonie du colonialisme français et qu’il s’est intéressé à la résurgence politique de l’islam. Dans la première partie d’un long entretien exclusif à La Quinzaine littéraire, il tire les leçons de son parcours dans l’Algérie des années 1948-58. 

Omar Merzoug – Marc Ferro, vous avez publié récemment une Histoire de France (Odile Jacob), écrire une histoire de France aujourd’hui revêt quel sens pour vous ? Que vouliez-vous montrer ou prouver ?

Marc Ferro – Je ne voulais rien prouver ni montrer, autrement je serais tombé dans les travers que j’ai condamnés autrefois quand j’ai commencé ma carrière d’historien. Mais ce que j’ai voulu essayer d’approcher, c’est une histoire qui confronte constamment les mythes, ce que la plupart des gens savent, c’est-à-dire en contrôlant la véracité de ce que cela implique, et une autre vérité qui repose sur une analyse plus scientifique d’un certain nombre de problèmes. Par conséquent, j’avais pour objectif de vérifier l’écart possible existant entre l’idée qu’on se fait du passé du pays et la réalité de cette histoire. C’est ce qui explique la division du livre en deux parties : une première traditionnelle, classique, correspondant au savoir moyen de la plupart de nos concitoyens, que j’ai appelée « le roman de la nation » et qui à chaque fois évoque le roman et le corrige, et la seconde qu’aborde des problèmes de fond, que l’histoire du roman de la nation n’évoque pas en tant que tels, qu’il s’agisse des conflits de longue durée de la vie politique, du racisme, de l’immigration, du rôle des femmes, etc.

O. M.  Au nombre des problèmes que vous abordez dans cette seconde partie, il y a certains aspects du colonialisme. Vous y avez même consacré un livre Histoire des colonisations (Seuil). Pourquoi cette enquête très circonstanciée sur la colonisation ?

M. F. – De 1948 à 1956, j’ai été enseignant à Oran (Algérie). J’y suis retourné deux fois ensuite pour ne pas abandonner « le navire » au moment du naufrage. J’ai vu la vie dans l’Algérie coloniale sous tous ses aspects et j’ai participé au mouvement politique en ce sens que nous avons fondé à Oran un mouvement des libéraux, Fraternité algérienne. j’ai donc été très impliqué dans les événements d’Algérie. D’une certaine façon, j’avais une bonne « sensibilité algérienne » comme on dit, en ce sens que d’un côté le parrain de ma fille était l’avocat de Ahmed Ben Bella (NDLR : militant nationaliste algérien et premier président de la République algérienne) et de l’autre une partie de la famille de la marraine appartenait à l’OAS. J’avais de bons guides si j’ose dire pour apprécier les comportements des uns et des autres et cela me permettait aussi de bien comprendre les rapports entre les partis nationalistes (UDMA, MTLD) et les partis français aussi SFIO, PC… tout ce magma d’interférences idéologiques et autres, je le maîtrisais bien et j’étais au cœur de tout cela puisque je servais de temps en temps de go between entre les nationalistes, les communistes algériens et les libéraux. J’avais donc une expérience et de cette expérience jamais je n’avais pensé en tirer un livre ; c’était plutôt de la cendre dans la bouche de voir ce qu’était devenu l’idéal de Fraternité algérienne qui visait à une sorte de co-souveraineté franco-algérienne qui n’a pas eu lieu comme vous savez. J’avais donc de la cendre dans la bouche, mais ça m’a appris à voir comment en métropole on n’avait aucune idée de ce qui se passait en Algérie. Quand Guy Mollet m’a dit en 1956 qu’il songeait à organiser des élections libres, moi qui avais un menuisier qui faisait de fausses tables pour les élections locales, (ce que je n’ai pas osé dire à Mollet), j’ai bien vu que Mollet vivait dans un rêve. Il n’était pas le seul du reste. Tous rêvaient, les Français de métropole en croyant qu’il suffisait d’évacuer l’Algérie, le FLN en croyant que tout s’arrangerait une fois l’indépendance advenue, bref, c’est ce malentendu fondamental sur l’analyse des situations réelles qui m’a poussé à travailler sur la Russie. J’ai voulu voir comment on avait interprété le communisme après avoir constaté comment on interprétait mal le problème algérien. Mais je n’ai écrit ce livre sur la colonisation qu’à l’orée des années 1990, je n’ai pu l’écrire que cinquante ans plus tard. Entre-temps, j’ai réalisé d’autres travaux, je me suis occupé de la Russie, j’ai écrit sur les films. Et puis j’ai voyagé, Australie, Mozambique, Canada, j’ai fait des voyages dans les colonies anglaises, portugaises, et du même coup, j’avais d’autres éléments et je me suis dit qu’il fallait écrire un livre qui montrât les différences entre les sociétés, les modes de colonisation, la réaction des colonisés, les malentendus des négociations, etc. D’où ce livre.

O. M. – Depuis les années 1980, on entend des voix s’élever pour contester la réalité du pillage colonial des pays du Sud et soutenir que la colonisation aurait été plus coûteuse que rentable, cette protestation vous paraît-elle fondée ?

La colonisation, une bonne affaire ?

M. F. – Que la colonisation a été plus coûteuse que rentable est l’une des thèses soutenues par Jacques Marseille, qui est un bon camarade, mais avec lequel je suis en désaccord au moins sur ce point. Dire que la colonisation a coûté davantage, cela n’est vrai que si l’on se place du point de vue de l’État, que dans les livres des comptes ou dans les statistiques du ministère des Finances ou des Affaires Étrangères, mais ça ne tient pas compte de l’enrichissement des colons français en Algérie et qui n’auraient pas eu du tout la même vie que s’ils étaient restés en Lozère ou en Dordogne. Autrement dit, il est possible qu’il y ait eu un coût supérieur pour l’État français, mais il y a eu un enrichissement significatif pour la société. La preuve en est que les Français d’Algérie n’avaient pas du tout l’intention de quitter l’Algérie et de rentrer en France. Cette thèse me semble donc à reconsidérer. Secundo, je pense que les Français en Algérie se sont très mal conduits à l’égard de la population « indigène » (pour employer le mot usité à l’époque) en ce sens qu’il n’était pas question qu’un Algérien (on disait un Arabe) devienne le maire de la commune d’Aïn-El Turck (corniche oranaise) où je résidais. « Je sors mon flingue et je tire dessus si jamais un Arabe devient maire » me confie un garagiste. Ce garagiste avait chez lui des employés, tous arabes, qui avaient des enfants qu’il traitait comme un père. Et de l’autre « je descends l’Arabe s’il entre au conseil municipal ou s’il s’avise de coucher avec ma femme bien entendu. Il y avait des disparités, mais cela n’était pas aussi schématique qu’on a pu le croire depuis. J’avais du reste signé dans Paris-Normandie vers 1950 un article intitulé « Deux peuples qui se haïssent ou qui s’admirent », car les deux sentiments existaient. Il y avait cette ambivalence des sentiments qui a été détériorée par la manière dont les Européens d’Algérie refusaient toute concession sur le plan politique. Il faut aussi compléter en quelque sorte le tableau en rappelant que la société arabe était une société rétive à s’ouvrir à l’Européen. J’ai eu très peu l’occasion pour ma part d’être reçu à l’intérieur des foyers algériens, de rencontrer les épouses de mes collègues arabes. Quoi qu’il en soit, l’intransigeance des Français d’Algérie conduisait inéluctablement à la guerre. Cela vaut d’être rappelé, car on ne l’a pas dit suffisamment.

O. M. – Que pensez-vous de ce débat qui s’est élevé récemment et qui a fait quelque bruit sur les « bienfaits » du colonialisme ?

M. F. – Je connais parfaitement ce débat pour la bonne et simple raison que j’ai été invité à déposer à ce sujet devant la commission de l’Assemblée Nationale saisie de ce débat. La formule n’est pas exactement celle que l’on cite. Il s’agissait des « bienfaits que les Français avaient causés du temps des colonisations ». Les bienfaits de la colonisation, je serais le dernier à les nier. J’étais enseignant là-bas, je n’avais nullement l’impression d’être « un bourreau des peuples ». J’apprenais aux adolescents les droits de l’homme, les libertés, sans doute ensuite à revendiquer, je faisais ce travail, les médecins aussi ont fait du bien aux populations autochtones. Mais les méfaits existaient : non seulement le truquage des élections, mais surtout le mépris envers les indigènes. Le problème colonial et la question algérienne en relèvent, c’est un problème de dignité. Le mépris s’insinuait partout, dans toutes les situations de la vie sociale, et cela ne pouvait aboutir qu’à une explosion. Les Français d’Algérie n’avaient pas une attitude positive vis-à-vis des Arabes, à l’exception d’une infime minorité, les Bachagas d’un côté ou bien quelques élites algériennes qui étaient bien traitées mais qui comme les autres algériens ne vous présentaient pas leurs femmes non plus. Il y avait donc quelque aspect positif, mais comme me le disait Ferhat Abbas (1899-1985), « Que m’importe qu’on mette l’électricité dans ma maison, si la maison n’est pas à moi ». Les bienfaits de la colonisation n’étaient pas destinés à la population indigène, ils pouvaient la concerner, elle en profitait par accident, mais elle en profitait quand même. S’il y avait du positif dans la présence française en Algérie, le négatif l’a emporté. La meilleure preuve en est qu’il y a eu une guerre. La guerre a touché l’Indochine, l’Indonésie. Pour les populations colonisées, la présence coloniale a été négative.

O. M. – « Au Maghreb, la colonisation a toujours eu un petit relent de croisade » écrivez-vous dans Histoire des colonisations. Cela signifie que les différents régimes qui se sont succédé depuis 1830 avaient formé le projet de convertir les Musulmans ?

M. F. – À l’origine, le projet colonial s’identifiait à une croisade. On peut estimer que la colonisation a traversé deux phases : une première phase qui a vu les missions évangélisatrices, c’est typique pour les Indiens d’Amérique du Sud qu’on visait à christianiser. En Afrique du Nord, c’est différent. Cela se passe plus tard et deuxièmement il s’agissait de populations musulmanes. L’idée de les christianiser existait totalement vers 1830. Tocqueville, Lamennais en parlent. D’ailleurs nombre de Kabyles ont été convertis à cette époque. Il y avait bien ce relent de croisade qui existait bel et bien. Mais dans une deuxième phase, c’est passé de mode. Il y a eu un tournant, mais il y avait plutôt l’idée de civiliser les indigènes, avec le souvenir de Bonaparte, lequel ne veut pas seulement conquérir mais fournir un apport scientifique et technique, l’idée de progrès. Cette formule donc porte non sur l’Algérie d’aujourd’hui mais sur la colonisation dans son ensemble. Mais entre l’Église et les colonisés, les rapports sont ambigus. J’ai quand même bien remarqué que c’était souvent des prêtres qui aidaient le FLN, et que la papauté était hostile à la République. Par le haut et par le bas, l’Église n’était pas en son ensemble si favorable que cela à la colonisation à la française. C’est un aspect digne d’être considéré car ce n’est pas un hasard. Le hasard n’est jamais fortuit en histoire. On peut soupçonner que cette prise en charge par le catholicisme des problèmes coloniaux vise à soustraire les colonisés à l’odieuse République. Je crois me rappeler que Mandouze, un des plus actifs dans la lutte contre la répression, la torture, un partisan de l’indépendance, parlait volontiers du rapprochement entre christianisme et islam.

Douloureuse anamnèse

O. M. – Après l’indépendance, une chape de plomb s’est abattue sur la guerre d’Algérie. Le travail d’anamnèse est très difficile des deux côtés. Du côté français, les rapatriés et les soldats ne voulaient guère s’appesantir sur des événements douloureux, de l’autre, une lecture hagiographique, oublieuse de nombreux faits, s’est imposée.

M.F : Oui, des deux côtés. D’ailleurs j’en ai parlé avec Mostefa Lacheraf, historien du mouvement de libération, il a été nommé ambassadeur pour éviter qu’il s’occupe du mouvement national algérien et en révèle les dessous.

O. M. – Alors pourquoi cette chape de plomb alors que, pour prendre un élément de comparaison, cela n’a pas semble-t-il existé pour les Américains au Vietnam ? Il y a eu très rapidement un travail d’histoire, la parole s’est libérée plus aisément.

M. F. – Je ne vois pas tout à fait les choses ainsi. Il n’y avait que 100 000 Français et pas d’Américains au Vietnam. Il y avait certes une guerre. En Algérie, il y a près d’un million de Français. Le problème était plus complexe, il y avait une participation des Européens aux événements d’Algérie dans un sens ou dans un autre, c’était moins le cas au Vietnam. Il s’agissait au Vietnam d’une guerre « extérieure », du « Bien » contre le « Mal ». On n’a pas du reste tout raconté car dans Le Livre noir du colonialisme, un auteur rappelle justement qu’il y a eu l’usage d’armes chimiques dévastatrices au temps de l’intervention américaine, fait qu’on a dissimulé à l’opinion. Pourquoi la chape de plomb en Algérie ? Parce qu’on n’aime pas parler des problèmes qui font excessivement souffrir. On a bien remarqué qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Juifs ne voulaient pas parler du problème juif et ne souhaitaient qu’une chose : oublier. Le retour mémoriel des Juifs ne date que des années 1967-70. Les anciens combattants après 14-18 n’ont pas tellement évoqué leurs souvenirs à ce moment-là. Il en va de même pour l’Algérie. Trop de souffrance des deux côtés explique le silence obstinément observé. La souffrance des Algériens a été épouvantable, toutes les humiliations qu’ils subissaient, les tortures, et le mépris, les ratonnades et quant aux Français d’Algérie, ils ont abandonné un territoire où ils considéraient qu’ils étaient nés (ils n’étaient pas responsables de ce qui s’y était passé, ils l’étaient quand même un peu) ; ils ont payé une note très lourde. Qu’ils ne tiennent pas à revenir là-dessus peut se comprendre aussi. L’inves­tigation mémorielle ne peut advenir que d’organisations d’anciens combattants, d’anciens oranais, d’anciens algérois et qui jugent qu’on n’a pas assez parlé de leurs malheurs et qui veulent rappeler ce qui s’est passé.

Suite de l'entretien dans le prochain numéro.

Omar Merzoug

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