A lire aussi

La compassion

Article publié dans le n°1025 (01 nov. 2010) de Quinzaines

 Haas fait de son deuxième roman le creuset d’histoires qui ouvrent à d’autres histoires, la sienne et celles de la multitude, pour dire quelque chose de la nature de la mémoire, de sa force, comme de celles des mots qui nous font exister, résistants et braves dans le tourment de la vie, réaffirmant avec une énergie magistrale la nature de la langue et de la fraternité, de la compassion et de la permanence de la beauté.
Jean-François Haas
J’ai avancé comme la nuit vient (Seuil)
Jean-François Haas
J’ai avancé comme la nuit vient (Seuil)
 Haas fait de son deuxième roman le creuset d’histoires qui ouvrent à d’autres histoires, la sienne et celles de la multitude, pour dire quelque chose de la nature de la mémoire, de sa force, comme de celles des mots qui nous font exister, résistants et braves dans le tourment de la vie, réaffirmant avec une énergie magistrale la nature de la langue et de la fraternité, de la compassion et de la permanence de la beauté.

Le monde marche et nous marchons avec lui. Et avec nous, marchent tous ceux qui nous font être, bons et mauvais, Abel et Caïn, tous ceux dont les voix nous guident et nous susurrent : « je marche en toi ». Voici sans doute la leçon d’un roman complexe aux allures de fable, celle qui nous invite à la charité et au recueillement, à l’acceptation de notre plus belle part d’humanité, à nous « dépouiller de soi-même » et faire de l’autre « un frère en fraternité ».

C’est dans l’aventure de la charité que nous entraîne le soliloque de Merel, guide touristique de la ville de Wolmaar, qui réalise que le monde auquel il appartient renie ses principes élémentaires et décide, parce que ce qui le constitue – les livres, ses maîtres, la peinture, leur mémoire – le lui intime, d’entrer en résistance, d’aider son prochain, de l’accueillir comme un frère. Par la parole, le verbe qu’il enchante de mille fantaisies et inventions, il reconstitue ses racines, les liens et les passions qui le conforment, confiant sa « naïve foi en l’homme », son angoisse devant la barbarie du monde contemporain, ainsi que l’acte ultime de compassion qu’il entreprend à la fin du roman.

Le roman suit une semaine de son travail de guide qu’il conçoit comme la dénaturation de ce qu’il promeut avec obstination – la beauté, la grandeur de l’art, les traces du passé. C’est à partir de là qu’il se lance, parlant avec obstination, décidant que « tout ce blanc, là-dessus, s’il en faisait quelque chose… s’il le labourait d’une histoire, s’il le labourait de son histoire… », « s’il se racontait, lui, s’il se racontait à lui-même, en se disant Tu, dans les espaces blancs du programme », essayant tout autant « de devenir les histoires des autres », ajoutant que « s’écrire, cela ne peut se faire probablement qu’en écrivant les pièces d’une sorte de puzzle, (…) parmi lesquelles on prend sa place et qui nous donnent une place ». Ainsi commence une manière d’invocation, de chant compassionnel dans lequel s’entremêlent la voix de cet homme égaré et celles de ses devanciers exemplaires.

Ainsi, dans ce roman la voix de l’autre se lit par le devers d’abord, puis au-dedans même de la prose, l’un et l’autre se contaminant peu à peu, comme une musique s’adjoignant à une autre pour former une nouvelle ligne mélodique, le texte des autres nourrissant l’avancée de celui du narrateur, élaborant une trame qui se modifie sans cesse. Et par-dessus tout ceci, l’image surplombe la prose, l’habite, la nourrit, la fait se développer, lui conférant un espace presque infini, comme si Haas ne cherchait en somme qu’à repousser les limites, les images, les traces qu’elles laissent sur la mémoire, l’infini de sens qu’elles projettent dans le présent, le défaisant, lui conférant un lieu pour se proférer. La fiction se nourrit d’autres fictions, d’autres termes, et le lien qui se tisse entre tous ces éléments s’apparente indubitablement à l’élan de fraternité que Haas promeut à chaque page, chaque ligne, chaque mot. Il fait de la littérature un lieu apaisé, reconnu, mésusé et propice aux paroles qui célèbrent les « frères humains ».

Célébrant cette communauté, le texte passe du « je » au « tu », s’interpellant pour se nommer, se faire être dans le grand silence du monde, ouvrant la langue à une manière d’universalité, faisant du sujet particulier son propre interlocuteur tout en faisant de sa voix celle de tous les hommes. Car le grand objet de Haas relève d’un champ ouvert à l’humanité, aux voix qui l’incarnent, toujours déplacées, comme en écho d’elles-mêmes et de celles de tous les autres, ceux qui demeurent éternellement sur le seuil d’une réalité qui leur échappe. L’écriture de Haas ressort au ressaisissement, à la réappropriation de toutes ses dimensions, à l’éclat de l’individu, du résistant. Son œuvre est celle d’une voix qui s’offre en sacrifice. N’écrit-il pas au commencement de son texte, dans une actualité frappante et involontaire : « c’est toujours, nuit et jour, la nuit d’Hérode sur Bethléem, dans Bethléem, et Bethléem est partout, le monde est Bethléem ».

Le roman conçu comme une augmentation incessante se nourrit ainsi de sa propre matière, il tente de redonner un avenir à la fiction, aux mots proférés pour survivre. Nous retrouvons ici tout des thèmes qui irriguaient le formidable premier roman de Haas (1), cette obstination à dire à partir de formes étrangères – les images et les textes, l’histoire et ses incarnations – l’innocence primitive, la confraternité salvatrice, le pouvoir des termes mêmes, ceux de l’art, de la vraie vie, celle qui mérite d’être partagée, l’ultime offrande et la plus nécessaire des résistances. Haas est un poète, un faiseur de langue, un mage en quelque sorte. Il fait don d’une langue qui dit une multiplicité d’histoires qui tentent de rétablir une certaine forme de communauté humaine, comme si la langue faisait encore se tenir les hommes ensemble, côte à côte. Il se fait le romancier d’un amour absolu, d’une voix qui s’établit pour dire l’amour fraternel, la compassion, le refus du renoncement. Haas s’apparente à un lutteur, à un Prométhée résistant à des divinités sauvages et brutales, à un combattant contre la violence et la monstruosité. Sa voix apparaît plus que jamais nécessaire pour la faire reculer, empêcher « le retour de l’homme vers la barbarie ». Il écrit un livre nécessaire et puissant, faisant croire, même pour un instant dilaté dans la lecture, que la nuit n’est pas une malédiction, que nous ne sommes pas vraiment seuls, que les gestes d’amour, les paroles fraternelles, gagnent un écho inoubliable dans le cœur des hommes, et qu’elle s’éclaire, par-delà le silence, de voix généreuses et obstinées, de mots qui laissent accroire que la beauté n’est pas vaine.

1. Dans la gueule de la baleine guerre, Seuil, cf. QL n° 958.

Hugo Pradelle