A lire aussi

Adresses

Article publié dans le n°1025 (01 nov. 2010) de Quinzaines

 Didier Blonde « traverse la ville comme une bibliothèque », recensant les lieux et les êtres fictifs qui la peuplent pour offrir au lecteur, à la manière d’un jeu de piste, des confidences et des réflexions réjouissantes. 
Didier Blonde
Carnet d'adresses (Gallimard (L'un et l'autre))
Didier Blonde
Répertoire des domiciles parisiens de quelques personnages fictifs de la littérature (La Pionnière)
 Didier Blonde « traverse la ville comme une bibliothèque », recensant les lieux et les êtres fictifs qui la peuplent pour offrir au lecteur, à la manière d’un jeu de piste, des confidences et des réflexions réjouissantes. 

« Oui, ça commencera ici : entre le troisième et le quatrième étage, 11 rue Simon-Crubellier. » Voici ce qu’écrit Georges Perec au début de La Vie mode d’emploi, produisant ainsi l’archétype de ce que Didier Blonde poursuit dans ce petit livre, ce qui commence et grossit pour faire exister un livre, pour lui conférer une dimension, lui apporter une réalité déjouée, intrusive, blessante en même temps que jouissive : un lieu. Puisqu’« il suffit d’une seule adresse pour faire tout un livre ». Ce promeneur littéraire en quête d’adresses établit la fiction dans le lieu même de la réalité, quelque part entre un échappement et un enfermement qui peuplera notre vie intérieure, celle qui se nourrit de mots, d’aventures, de joies et de peines romanesques.

Le narrateur de Carnet d’adresses s’apparente à un collectionneur : il accumule depuis longtemps les données topographiques, les adresses, de personnages fictifs qui lui échappent sans cesse et, proprement, le hantent. Il dresse ainsi « la cartographie d’un monde parallèle hanté de fantômes », errant dans un entre-deux enthousiasmant, celui qui sépare les livres de la vraie vie. Il suit pas à pas les personnages et les dérives des écrivains, en dresse une manière de liste sensible et personnelle qui les convoque, les uns après les autres, ou tous ensemble, pour conformer l’inventaire subjectif et arbitraire de ses lectures et de ses rêveries.
L’obsession qui le pousse à explorer Paris à la recherche des lieux où « vivent » les personnages fictifs résulte d’une expérience enfantine – comme souvent ce qui pousse à lire et nourrit notre vie et notre imaginaire de lecteurs perpétuellement inassouvis – lorsqu’enfant, il découvre que l’un des domiciles d’Arsène Lupin se situe à deux pas de chez lui. Il confie ainsi au tout début du livre : « Le vertige que j’ai éprouvé à cet instant ne s’est jamais effacé de ma mémoire. Était-ce ma vie brusquement qui basculait dans la fiction, ou l’imaginaire qui s’installait dans ma réalité ? Les mondes communiquaient. Tout était donc vrai, et cela se passait ici et maintenant. Il suffisait d’une adresse pour m’en convaincre. » C’est cette expérience qui le porte et le pousse, s’établissant à la fois en vérificateur et en explorateur impénitent, à vagabonder à la recherche des adresses des personnages avec lesquels il vit littéralement, et à tenter d’en résoudre les énigmes comme autant de défis lancés à soi-même et au sentiment même de la réalité.

Blonde s’accroche à une croyance qui semblerait quelque peu naïve mais qui l’amène à dire de belles choses de la littérature : les personnages continuent de vivre au-delà de leur espace propre, ils possèdent une autonomie fascinante qu’il est nécessaire de comprendre. Il faut en somme expérimenter leur irréalité particulière. Le livre adopte donc un ton très doux, celui d’une variation se décalant peu à peu, pour dire un amour absolu de la lecture, comme si la succession d’adresses qui constitue ses chapitres brefs suivait les livres qui l’accompagnent toujours. Nous ne savons plus vraiment de quoi procède le récit, de la lecture ou de la géographie physique dans laquelle elle se déploie : la ville porte la lecture et réciproquement. Et le compagnonnage auquel Didier Blonde nous invite ne semble jamais avoir de fin, il nous entraîne sur toutes les sentes de la littérature, passant allégrement de Proust à Malet ou Leroux, de Balzac, Flaubert ou Zola à Modiano, Echenoz, Gadenne ou Aymé. Nous croisons, comme au détour d’une rue ou sous une porte cochère, Nana, Lantier, la Dame aux camélias, Lucien Leuwen et Dora Bruder, Rubempré et Rastignac, Léon Delmont et Fantômas… et bien d’autres.

Didier Blonde ajoute les adresses les unes aux autres, au gré de ses pérégrinations, allant jusqu’à les combiner pour faire se rencontrer des personnages de romans tout à fait disparates, comme autant d’errances provoquant des chocs improbables. Mais lire n’est-il pas même improbable ? La lecture devient alors une sorte d’aventure intérieure où achoppent les êtres de papier qui, sans sourciller, nous accompagnent toujours, dressant un panorama fascinant de nos lectures, à la manière de « palimpsestes de l’imaginaire romanesque ». Les couches de ce livre se superposent pour former à la fois une histoire intime de la lecture comme altérée, ainsi que la genèse d’un rapport aux textes et d’une pratique personnels. Carnet d’adresses ressemble en quelque sorte à un parcours sur un plan, à une entreprise joyeuse de vérification de ce en quoi nous croyons et un appel vigoureux aux forces incommensurables de la littérature, pour nous faire emprunter le « passage clandestin (…) où l’imaginaire devient réel ».

Parallèlement, Blonde publie un Répertoire des domiciles parisiens de quelques personnages fictifs de la littérature qui recense les adresses et quelques informations disparates de ces êtres qui n’existent pas mais qui demeurent auprès de nous comme des fantômes ou des souvenirs. La multitude d’entrées de ce petit carnet engage à suivre l’affirmation de Blonde dans Carnet d’adresses : « Ma lecture est une combinatoire. » C’est à cette lecture particulière qu’il nous invite sans cesse, à ce jeu avec soi-même et les formes que la littérature nous impose presque au hasard, selon des modalités qui ne déplairaient pas à Perec, dans ce jeu infini entre la réalité et la fiction, soi et les personnages qui nous emportent au-delà de notre propre vie, sur un territoire improbable et vivant.

Hugo Pradelle