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La guerre dans le grand nulle part

Article publié dans le n°1038 (16 mai 2011) de Quinzaines

 Juan Benet entreprend la « conflagration » de la guerre d’Espagne au travers d’une œuvre monumentale et inachevée qui transfigure le réel en l’aventure étrange d’une immense fiction qui se recompose sans fin. Le déchiquètement d’une histoire traumatique comme refondée par l’inaltérable Région, brisée au cœur même de l’œuvre de l’écrivain espagnol le plus important de l’après-guerre.
Juan Benet
Les lances rouillées (Herrumbrosas lanzas)
 Juan Benet entreprend la « conflagration » de la guerre d’Espagne au travers d’une œuvre monumentale et inachevée qui transfigure le réel en l’aventure étrange d’une immense fiction qui se recompose sans fin. Le déchiquètement d’une histoire traumatique comme refondée par l’inaltérable Région, brisée au cœur même de l’œuvre de l’écrivain espagnol le plus important de l’après-guerre.

La guerre s’affirme comme l’un des grands sujets de la littérature. Elle opère les conformations d’un certain lyrisme et définit en quelque sorte les sentiments épiques qui portent les civilisations, les poussant à leurs limites, comme au bord d’un gouffre qui menace et fascine dans un même élan les hommes et les poètes, témoins fascinés par la catastrophe et les enjeux stratégiques de leur survie et de leurs idées. Depuis L’Iliade jusqu’aux romans de Léon Tolstoï, de Claude Simon ou de Julien Gracq en passant par le Quichotte et les romans médiévaux ou les sagas du Nord, les écrivains ne cessent de se passer le flambeau des récits de leurs guerres, de leurs héros et des stratégies qui les soutiennent, comme d’autant de lieux où se profèrent une identité et les dangers de l’établir ainsi, d’une sorte d’ultime vérité, essentielle et englobante, primitive en quelque sorte.

Pourtant, au-delà des similitudes et des passages obligés, chaque guerre est un autre conflit, exerçant des forces communes qui néanmoins divergent dans leurs formes et dans leur nature. Il y a de la différence dans le même. Juan Benet, comme tous ceux de sa génération qui « ont connu la guerre alors qu’ils n’étaient que des enfants » (1), demeurera profondément marqué par la césure qu’opère la guerre d’Espagne dans l’existence de son pays et de l’Europe tout entière. Il ressentira le besoin de s’attaquer à ce sujet (le terme guerrier s’impose de lui-même) frontalement, d’y confronter son univers extrêmement singulier, d’y brasser les questions qui se posent à lui, débordantes, envahissantes et compliquées. Se refusant à se faire l’énième narrateur des événements traumatiques de la guerre d’Espagne et de ses continuations plus ou moins terribles, il n’ambitionne pas d’écrire un roman classique sur les événements en les dramatisant ou en les reconfigurant dans une simple fiction romanesque. Il est à la fois plus modeste et plus ambitieux. Car s’il se fait le chroniqueur précis et ultra-réaliste de sortes de segments d’une histoire reconfigurée, il entreprend aussi des questions qui interrogent la littérature et ses limites, l’empêchement merveilleux que constituent le temps et la langue qui l’établissent.

En choisissant de décrire « toute la guerre réduite à un secteur isolé et, cela va sans dire, imaginaire », il interroge ce qu’est la fiction tout en renonçant à de quelconques « prétentions herméneutiques », transvasant l’Histoire dans la fiction pure, réfutant le fait en l’assignant, faisant de son roman un catalogue viennent contrevenir les obligations du déchiffrement intérieur. La guerre de Benet n’est pas simplement celle, terrible, effrayante de brutalité, déchirante, d’une réalité retranscrite dans l’orbe d’un roman traditionnel, mais bien celle d’une figuration qui revêt les atours d’un réalisme très balzacien tout en y appliquant des moyens qui s’approchent fortement de ceux du Nouveau Roman français (2), celle d’une retranscription d’une précision presque délirante sur le territoire fictif de Région qui ne cesse de hanter les familiers de son œuvre qui s’y déroule presque tout entière (3). C’est la guerre dans le grand nulle part, un territoire inutile : « La poche de Région était demeurée en arrière, chaque jour plus en arrière, comme un bastion goth. Elle n’avait aucune importance stratégique, elle n’avait guère de ressources, elle n’avait – finalement – pas de raison d’être. » Car la force du récit de Benet est d’être en n’étant pas, d’inscrire dans le faux l’essence du vrai, de concevoir la réalité dans sa dimension fictive, injectant le réel dans l’espace de profération de l’œuvre.

Les Lances rouillées est une œuvre à la fois réaliste et principielle, étrangement passionnante malgré une certaine monotonie. Benet y raconte la longue et terne résistance de Républicains espagnols perdus entre Région et Macerta, au-dessous de Burgo Mediano et de Bocentillas, décryptant leurs stratégies défensives, les jeux de pouvoir et les communications difficiles de groupes qui ne saisissent pas toujours les enjeux généraux auxquels ils obéissent. Son roman s’apparente à une immense description réflexive de leurs stratégies successives, de leurs déplacements, relevés et autres mouvements de troupes dépareillées qui s’abîment dans le vide d’un conflit au ralenti. Benet, à force d’érudition et de précision, parvient à nous passionner pour cette étrange et fastidieuse chronique guerrière où si peu de choses se passent, nous entraînant peu à peu dans l’intériorité de personnages que l’on peine à découvrir, dévoilant peu à peu la personnalité d’Eugenio Mazón (quel personnage magnifique dont les lettres à sa mère, comme celle d’Angelo Pardi, résonneront longtemps à nos oreilles) dont il entreprendra longuement le parcours sinueux pour nous amener au bord du gouffre de la fin, et concevoir une certaine pensée de la grandeur de la défaite. Les différents volumes qui composent cette immense fresque inachevée (augmentée ici de très beaux fragments inédits) portent en quelque sorte le poids de l’Histoire, sa décomposition, ses forces sourdes, son potentiel fictionnel.

Le roman s’apparente ainsi à une sorte de gouffre narratif immense qui refonde ce que peut être la littérature, faisant comme exsuder les ferments de la fiction assumée comme le seul geste possible pour se saisir des objets du monde, pour en définir les dynamiques profondes et les enjeux qu’elles font s’affronter dans le chaos de la langue qui ne fait que revenir sur ses propres traces, retraçant des sillons appuyés, révélant le fond d’une œuvre qui s’affirme avec une cohérence magistrale. Benet parvient à établir une fiction illimitée qui serait le réel même, interrogeant la forclusion en même temps que l’extension permanente de ce qui y est décrit. Son œuvre s’ouvre ainsi en faisant croire qu’elle se referme, le territoire de Région ne constituant pas un à-côté du monde mais sa concentration débordante, toujours relié à un ailleurs qui déplace les limites mêmes du roman. Il dépasse ainsi ses modèles – Simon et Faulkner – pour se glisser auprès de Proust auquel son écriture ne cesse de nous faire penser, faisant se confronter le fait et la psychologie, les exerçant l’un en face de l’autre, les édifiant dans un même élan, celui d’une langue en quelque sorte phénoménologique. L’énorme récit auquel il s’engage, faisant se rejouer, par des procédés d’inclusion (d’éléments ou de personnages épars du reste de son œuvre), sa géographie intime, referme l’œuvre sur elle-même, extraordinairement concentrée. Les Lances rouillées opère ainsi par saturation, par étouffement, congédiant la réalité pour l’exprimer plus fortement, enjoignant à la démesure des moyens de la littérature.

Benet ordonne avec une virtuosité exemplaire une tension entre le fait et la psychologie qui le soutient, l’événement et sa durée, entre l’introspec­tion collective et les traces presque abstraites – comme une carte marquée d’actions guerrières passées et présentes ou bien encore en cours, comme autant de cheminements dans le déroulement paradoxal et long d’une guerre qui perd son sens et ses directions – d’une résistance « chimérique », entre l’action et sa récapitulation intériorisée, comme entreprise par le mouvement d’une conscience imprécise et problématique qui relie ensemble l’histoire et ses incarnations, portant un passé, un présent et un avenir confrontés à leurs limites monstrueusement étroites et stériles. Le roman de Benet consiste en une manière d’anti-Iliade qui en revêt pourtant tous les atours – à la fois la répétition monstrueuse et la précision des descriptions, faisant de la profération de l’action le moteur strict et resserré d’une intrigue tentaculaire en la contredisant par des digressions impressionnantes et maîtrisées jusqu’à la nausée –, puisque les héros y sont contrefaits et minuscules, désabusés et craintifs, paradoxaux et désunis. C’est à la fois un art de la guerre et de la stratégie, une sorte de cartographie étouffante de l’action, en même temps qu’une incarnation, ou plutôt une figuration de l’idée même de guerre dans l’espace impossible d’une fiction qui établit une réalité en la défaisant, c’est-à-dire qui conforme l’idée à l’histoire plutôt que le contraire, faisant du lieu fictif celui d’où se profère le réel. Benet s’affronte en somme aux ultimes paradoxes de la guerre, faisant de la défaite le lieu même de l’établissement de la liberté et d’une ultime résistance silencieuse. Et tout y est d’une grandeur fragile.

1. Les citations en italique sont extraites des Lances rouillées, les autres d’entretiens de Benet pour El País (que nous traduisons).
2. Les liens que l’on peut établir avec ce mouvement et en particulier l’œuvre de Claude Simon ont été très souvent soulignés.
3. Nous pensons bien sûr à son roman matriciel Tu reviendras à Région (Minuit).

Hugo Pradelle