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La solitude de Tess

Article publié dans le n°1123 (01 mars 2015) de Quinzaines

Portrait d’une femme en marge, réflexion subtile sur l’exil, la perte et les moyens qu’on se trouve pour vivre seul, ce formidable premier roman ne peut qu’impressionner.
Mary Costello
Academy street
(Seuil)
Portrait d’une femme en marge, réflexion subtile sur l’exil, la perte et les moyens qu’on se trouve pour vivre seul, ce formidable premier roman ne peut qu’impressionner.

On passe sa vie à perdre, se perdre, à fuir, à chercher une sorte d’équilibre qui échappe. L’héroïne d’Academy Street, Tess, ne s’acclimate à rien, enfermée en elle-même, esseulée dans un étrange silence, incapable de faire corps avec les autres. Elle est implacablement rejetée vers ses dehors, perdue dans le chaos trop bruyant d’un monde qui la renvoie toujours à son inaptitude au bonheur. Courant sur un demi-siècle, le récit de sa vie s’ouvre sur l’enterrement de sa mère en 1944 et se poursuit dans un exil américain centré autour d’un amour impossible et de l’enfant qu’elle élève seule. Il retrace l’existence en marge d’une femme qui ne se trouve que dans une forme extrême de solitude, transmuant le vide en beauté épiphanique. Le roman a trait à la disjonction – entre le présent et le passé, l’Irlande et l’Amérique, elle et la société, le silence et la parole – qui la relègue, la réduit, la circonscrit à une intériorité qui ne se partage pas. Il raconte la lutte obstinée qu’elle mène contre elle-même. Mary Costello réussit le prodige de dire, dans un même mouvement entrecoupé d’ellipses, la vie d’une femme, ses empêchements, la parole qu’elle s’invente pour elle-même, ses douleurs ineffables, les rêveries qui la hantent, le malheur qui la subjugue.

Alors qu’il semble d’une déconcertante fluidité, tout va contre dans ce bref roman, tout résiste. Il s’en dégage une violence inouïe, celle qu’on s’inflige à soi-même et qui condamne au silence. Tess est une stupéfiante figure du manque. Celui qui la fait se sentir seconde, proprement incapable de vivre, engluée dans le sentiment qu’elle « avait toujours attendu qu’on la guide, quelque chose ou quelqu’un », qui la voue à une incomplétude traumatisante et la sépare des autres, la confine à « une impression de solitude et même, parfois, de danger ». Le roman est tout entier construit à partir de ce sentiment d’inconfort, d’incommunicabilité. Le personnage fuit toujours, perd irrémédiablement quelque chose : Tess s’échappe du carcan familial, s’invente une autre vie de l’autre côté de l’océan, transgresse tout ce en quoi elle croit, déborde des limites qu’elle s’impose. En racontant ce destin minuscule, Costello entreprend de penser l’exil selon une modalité dépourvue de certitude, dans le trouble presque indescriptible qu’il y a à toujours être à côté de la vie.

Tess vit aux marges, dans un étrange suspens. Sa vie, son incapacité à se saisir de ce qu’elle aime – un homme qui fait « un hiatus dans sa vie », son fils, ensuite, avec qui elle entretient dans « un silence souterrain » une relation compliquée –, la façon dont elle se projette sans jamais vivre vraiment, concentrent un rapport au monde qui n’existe que dans son empêchement. Le personnage, totalement noué à l’intérieur, semble toujours suspendu au-dessus du vide. À l’image du double autobiographique de J. M. Coetzee dans Vers l’âge d’homme, lui aussi exilé, Tess fait une expérience décalée de la solitude : elle perçoit le réel mais ne peut se superposer à lui. C’est le même inconfort qui habite son existence, qui fait comme tourner le récit sur lui-même, qui le transforme en une véritable expérience de l’altérité. Ce qu’elle fait, dit ou pense ne peut se juger qu’à l’aune de sa singularité, de sa différence absolue. Elle se démarque, sans y rien pouvoir, incapable d’échapper à ce que lui dit Boris, un vieux joueur d’échecs qu’elle voit mourir lentement à l’hôpital où elle travaille : « Il y a, chez certains d’entre nous, une solitude fondamentale… elle est en vous ».

Mary Costello explore ce sentiment à l’extrême avec une grande tendresse, quelque chose dans son écriture portant trace de ce décalage subtil, de l’importance des objets et des choses, des impressions fugaces qui accompagnent toute la vie, de ce qui dure dans le silence intérieur. C’est bouleversant et pudique, triste et, en même temps, très beau, très doux. Le roman raconte la quête éperdue du sens de la vie dans le repliement d’une personnalité qui l’interdit, toujours déplacée, presque incongrue, inadéquate, l’impossibilité de la vraie solitude. Il fait passer du dedans au dehors, de soi à l’altérité. Certes, Tess semble n’exister qu’à travers ce qu’elle manque, qu’elle fuit, qui lui échappe, mais elle cherche toujours un biais pour toucher le reste du monde, le frôler, le sentir, se l’approprier. Elle demeurera ambivalente, insaisissable, paradoxale. Elle est débordante et vide. Tous ses sentiments et ses choix paraissent réversibles. Tess souffre autant qu’elle jouit d’exister dans ce décalage. Au bout de la douleur, du vide, de la détresse, dans l’exil, elle semble avoir gagné quelque chose, « des moyens inédits de penser et de s’exprimer », la capacité de découvrir la beauté des autres, un autre langage, celui des livres qui lui permettent de recoller les morceaux de sa destinée, de se reconnaître dans « cette deuxième vie, ce moi profond, qui donnait de la valeur à la vie ». Avec ce très beau livre, Mary Costello s’emploie à comprendre l’étrange grâce de la solitude, qui est d’une altérité inaccessible.

Extrait

Cet endroit lui semblait à présent un endroit sans rêves, d’où même le rêve était banni. Ici, la vie pouvait être vécue plus pleinement, plus sincèrement. Même si la sienne était une vie timorée, il y avait, depuis la naissance de Theo, une aspiration vers le mouvement, vers l’esprit et la vitalité. Alors qu’elle arpentait les rues de Manhattan, une exultation fulgurante s’emparait d’elle. Elle commença à voir des possibilités où que son regard se porte [...] Peut-être est-ce là la source de mon angoisse, songea-t-elle, la marque de toute angoisse : la conscience aiguë des infinies possibilités qui peuvent simultanément nous mettre en péril et nous faire grandir, et ce qu’il y a à perdre ou à gagner. Et cette tension terrible lorsque l’issue dépend de l’instant où l’on choisit d’accomplir un acte de foi, ou pas. C’est le choix, alors, se dit-elle, la liberté de choisir, la cause de toute angoisse.

Hugo Pradelle

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