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Au musée d’Orsay, se découvre une beauté raffinée et équivoque de l’Angleterre dans la seconde moitié du xixe siècle, de 1860 à 1900.

La peinture (celle de Dante Gabriel Rossetti, de James McNeill Whistler, d’Edward Burne-Jones, de Frederic Leighton, d’autres), les arts décoratifs (William Morris, Christopher Dresser, Walter Crane, Liberty…), la photographie (par exemple Julia Margaret Cameron), la littérature (en particulier Oscar Wilde) s’opposent aux conventions, à la moralité de la reine Victoria, à l’académisme, au conformisme, au matérialisme de la société, aux objets de la banalité, aux censures morales et religieuses. Les artistes et les écrivains semblent, parfois, être distants, dédaigneux, arrogants, ironiques, insolents, sarcastiques. Ils aiment l’impertinence, les procès, les scandales. Assez souvent, les critiques réactionnaires blâment à la fois l’esthétique, l’homosexualité, le catholicisme, le goût de la sensualité et du plaisir… Le public de la Grande-Bretagne est surpris, choqué, fasciné devant de petites révolutions de la création artistique, devant des formes nouvelles, devant des comportements des créateurs, devant leurs manières de vivre, d’habiter autrement, de s’habiller d’une autre façon. 

Dans cette exposition originale du musée d’Orsay, un courant s’exprime : The Aesthetic Movement. Il ne s’agit pas d’un groupe, ni d’une école. Les peintres, les décorateurs, les artisans, les poètes, les théoriciens se reconnaissent, dialoguent, parfois se détestent. Leurs opinions, leurs sensibilités, leurs formes sont très variées. Il arrive que l’amitié laisse place à des jalousies, à des conflits, à des ruptures. En particulier, les rapports de Wilde et de Whistler n’ont jamais été faciles ; et chacun d’eux a ses propres luttes, ses propres défis, ses violences, ses réussites, ses échecs, ses souffrances… En 1890, James Whistler publie un recueil de lettres polémiques (surtout contre le grand théoricien de l’art John Ruskin) ; son recueil s’intitule The Gentle Art of Making Enemies (L’Art aimable de se faire des ennemis). Et, en 1879, Whistler représente, en un tableau vert, la caricature féroce d’un mécène qui n’a pas payé ses œuvres ; le mécène (avare, voleur, rapace) est un gigantesque paon diabolique qui joue du piano…

Sur les murs de l’exposition du musée d’Orsay, les aphorismes hautains d’Oscar Wilde (1854-1900) s’inscrivent. Dandy, héros de la beauté équivoque, martyr, procédurier et victime, il ne cesse d’attaquer, de provoquer. Il méprise la société : « la médiocrité pesant la médiocrité dans sa balance, l’incompétence applaudissant sa sœur jumelle – tel est le spectacle que nous offre de temps à autre l’activité artistique en Angleterre ». Le public serait paresseux : « S’il est une chose que déteste le public, c’est la nouveauté. Toute tentative d’élargir le domaine de l’art lui est désagréable. » Avec amertume, Oscar Wilde remarque : « La société pardonne souvent au criminel, mais jamais au rêveur. (…) Le public est merveilleusement tolérant. Il pardonne tout, sauf le génie. »

Oscar Wilde hait l’industrie, la machine, l’utile : « l’industrie est la racine de toute laideur. (…) Chose tragique, dès qu’il a inventé une machine pour faire son travail, il a commencé à mourir de faim. (…) Nous pouvons pardonner à celui qui fabrique un objet utile, pourvu qu’il ne l’admire pas ; la seule excuse valable, quand on crée un objet inutile, c’est de l’admirer intensément. L’art tout entier est parfaitement inutile ». L’art souhaiterait être stérile, frivole, superflu, sans but, ni fonction. L’art serait un luxe, un excès, une prodigalité, une générosité joyeuse. Car l’art proposerait des émotions intenses, des sensations vives, des plaisirs imprévus. 

Oscar Wilde se méfie de la Nature et du réel. « L’art (dit-il) est notre fougueuse protestation, notre courageuse tentative de remettre à la Nature sa place. » Il préfère l’esthétique à l’éthique : « L’esthétique, de même que la sélection sexuelle, la rend merveilleuse et délicieuse, propose des formes nouvelles ; elle donne la variété et le changement. » Pour lui, « le masque que porte chacun serait plus intéressant que la réalité qui, peut-être, se cache ». Il y aurait une vérité des masques.

Et Oscar Wilde serait un cousin du Beau Brummel (1778-1840) : « Une cravate bien nouée est le premier pas sérieux que l’on fait dans la vie. (…) Un homme capable de dominer la table d’un dîner londonien est capable de dominer le monde entier. L’avenir appartient au dandy. Le règne des précieux est imminent. »

Alors, dans la seconde moitié du XIXe siècle, en Angleterre, les belles personnes s’installeraient dans les belles demeures. Les architectes, les artistes d’avant-garde, les mécènes, une clientèle aisée veulent « habiter bien et habiter beau ». Dans la belle maison, la vie quotidienne est transformée. Les créateurs choisissent les couleurs harmonieuses, les formes géométriques, les lignes épurées, le raffinement des matériaux, l’éclectisme des objets, le goût des porcelaines chinoises qui sont « blanches et bleues », l’amour des meubles anglo-japonais, les fleurs stylisées et les animaux schématisés. Circulent alors les paons et les chauves-souris dans les tableaux, sur les papiers peints, sur les tissus. Dans les ferronneries, les bambous, les oiseaux, les poissons, les nuages se dessinent…

Et se dresse Salomé, femme fatale, amoureuse de Jean-Baptiste. Elle tient dans ses mains la tête coupée de Jean-Baptiste. Elle murmure : « j’ai baisé ta bouche, Iokanaan. J’ai baisé ta bouche ». Tu écoutes l’opéra (1907) de Richard Strauss. Oscar Wilde a écrit en 1891 le drame Salomé.

Gilbert Lascault