Curieuse et triste coïncidence qui a vu mourir le vieux photographe et compagnon de Daeninckx en 1999 pour un Belleville, Ménilmontant très cher au cœur des deux artistes. Ce Paris-là est celui du romancier, qui l’évoque dans le livre de Thierry Maricourt. L’écrivain devenu célèbre avec Meurtres pour mémoire raconte son enfance, sa vie d’ouvrier puis de romancier, parle de ses engagements, de ses combats, explique aussi comment il écrit. Maricourt lui a proposé des noms, des mots, des titres et chacun donne lieu à un paragraphe, parfois quelques pages, toujours éclairants.
Daeninckx est un homme pudique et on en saura très peu sur sa vie personnelle, surtout rien sur son intimité. Contrairement à d’autres, il ne fait pas dans la tête de gondole, ce qui ne l’empêche pas d’être un écrivain populaire, lu et connu, étudié dans les collèges et lycées, dans lesquels quand il le peut, il se rend pour répondre avec précision et générosité aux questions de ses jeunes lecteurs.
Commençons par le début, Aubervilliers. C’est son terreau. Il n’a jamais quitté cette banlieue et se sent ancré dans cette partie nord de la ville dans laquelle vivent les exclus, les perdants, les victimes. Certes, les choses ont un peu changé aujourd’hui, et les bobos ont su trouver des « espaces » à Montreuil, Bagnolet ou Aubervilliers, mais la ville dont parle Daeninckx dans certains de ses romans est celle des usines qui polluent, des petites industries, des cours ouvrières et de la politique. Au XXe siècle, le siècle qui plus que tous compte à ses yeux et sous sa plume, la ville a connu quelques maires fameux, dont Pierre Laval et Charles Tillon, pour n’en citer que deux. Fils d’un libertaire et d’une communiste, Daeninckx a été lui-même engagé, un temps. C’était avant l’Union de la gauche, au temps où au Parti Communiste, on se posait quelques questions, lorsque la cuirasse stalinienne se craquelait et que le théâtre d’Aubervilliers était l’épicentre de la vie culturelle. On lira avec un peu de nostalgie les pages qu’il consacre à cette époque vivante, contradictoire. C’est aussi pour le jeune ouvrier une période difficile. Il a certes du travail, mais ses convictions et ses combats pour les droits lui coûtent souvent cher. Jusqu’au chômage, et à la décision d’écrire.
La révolte du romancier, son moteur, date donc de loin. Et l’écrivain se donne quelques « ancêtres » ou pairs qui, comme lui, ont pratiqué l’investigation et choisi le noir ou ses nuances pour écrire : Jack London, Simenon, le trop méconnu Jean Amila ou Jean Meckert, selon qu’il écrivait ou pas pour la Série Noire, et Manchette, avec qui tout a commencé au seuil des années 70 dans le polar.
Daeninckx l’affirme à plusieurs reprises : il n’invente rien. Il agence, il tisse et lie ce qu’il a entendu, vu ou lu. La documentation est précieuse, la balade et la découverte des lieux aussi. Comme Simenon, il s’imprègne d’une atmosphère, la ville en général, et il écrit. D’où la précision de ses romans qu’on peut lire, carte géographique à l’appui. L’écriture est la plus neutre qui soit, souvent factuelle. Daeninckx cherche la clarté, veut être lu par le plus grand nombre, sans pour autant chercher la facilité.
Il est très critique sur la prose contemporaine, ne se reconnaît pas – et on le comprend – dans un certain narcissisme ou provincialisme (le parisianisme en est un). On lui objectera les noms et les romans d’Éric Reinhardt, Mauvignier, Haenel, sans oublier Beinstingel, trop rare mais si fort, et on en oublie.
La partie la plus forte du livre concerne les convictions de Daeninckx, ses combats, parfois solitaires. D’abord, il rage contre l’individualisme qui règne en maître, regrette les solidarités qui unissaient les hommes dans sa jeunesse, et encore après. La dimension satirique, voire sarcastique, d’un roman comme Play-back ou des nouvelles de Zapping le montre. En même temps, et c’est vrai dans ce dernier recueil consacré aux ravages de la téléréalité, le romancier ne tire pas sur les cibles fragiles, celles que les médias dévorent en les ridiculisant aux yeux de tous.
Daeninckx a également des mots très forts contre l’antisémitisme et le négationnisme, d’où qu’ils viennent et surtout s’ils viennent de son « camp ». On se rappelle peut-être la vive polémique qui l’a opposé à Gilles Perrault, notamment au moment du procès Papon. Il y revient assez longuement dans le livre de Maricourt. Il a connu une certaine solitude alors… S’en prendre à Perrault, montrer les ambiguïtés de ses prises de position, rappeler son passé très à droite, a beaucoup dérangé.
Le grand combat de Daeninckx est en effet celui qu’il mène contre l’oubli. Il a écrit Meurtres pour mémoire (et la plupart de ses romans !) pour rappeler les morts de 1942 comme ceux du 17 octobre 1961, pour dénoncer l’impunité d’un Papon et rendre hommage, parmi d’autres, à l’amie de sa mère, une communiste morte au métro Charonne. La fidélité n’est pas un vain mot.
C’est elle qui le met sur les traces de Missak Manouchian, dans un récit qui paraît en même temps que le livre de Maricourt. Ce roman met donc en scène un journaliste communiste à qui le Parti commande une enquête sur la fin du groupe conduit par le poète arménien. Dragère rencontre Aragon, qui vient d’écrire le poème que Ferré mettra en musique, il se rend chez Charles Tillon, exclu du Parti, il croise Duclos et bien d’autres. Son enquête sur la trahison possible du groupe Manouchian (la dernière lettre de Missak à son épouse laisse planer un gros doute) l’amène jusqu’à Pierre Piget, ex-policier de la brigade spéciale du commissaire David, désormais assureur. L’homme a tout, a priori, du « salaud ordinaire » décrit par Daeninckx dans un précédent roman. Fonctionnaire de l’État français, il a participé à la traque. Dragère rencontre un « homme gris ». C’est un de ces personnages, si proches de la réalité, qui donnent toute sa complexité à l’Histoire. Avec lui, Dragère dont les convictions vacillent en cet hiver 55 mesure la distance qu’il y a entre les grands discours et la médiocrité des faits.
« Roman » lit-on sous le titre. Sans aucun doute, puisque Dragère est un personnage fictif et que bien d’autres protagonistes le sont. Mais le travail de documentation, la bibliographie qui figure en conclusion rappellent la place prise par les Arméniens dans les luttes antinazies. Plus patriotes que ces émigrés, il y avait les Juifs d’Europe centrale, les antifascistes ou Républicains espagnols qui luttaient au sein de la MOI. En cet automne, curieusement, un film et deux beaux romans, ce Missak et Le Tombeau de Tommy le disent. Mais cela n’a rien à voir avec quelque actualité que ce soit…
Norbert Czarny
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