Truman Capote a écrit quelque part (il est si bon de laisser planer le mystère ou de croire que l’on a oublié dans quel livre) que « l’amour est une chaîne d’amours », que « quand on aime une chose, on peut en aimer une autre, et c’est quelque chose qu’on possède, quelque chose avec quoi on vit ». C’est précisément ce qui se passe lorsque, rêveur ou inquiet, je regarde les rayons de ma bibliothèque, confrontant la manière d’inventaire mental qui m’accompagne toujours, et l’ordre, plus ou moins dérangé ou incompréhensible, qui ordonne la place que chaque livre occupe, en devers de moi, et d’autres. Les tranches côte à côte, comme des dents dans une bouche noirâtre qui menace de m’avaler. La chaîne de mes amours livresques. L’enchaînement de mes souvenirs de lecture, des pages tournées avidement, des caractères qui se brouillent sur la page très blanche, du bonheur de lire qui se dévoile. Les causes de la lecture me semblent toujours enténébrées puisque les livres se lisent en un ordre mystérieux et fécond, selon une étrange concordance.
Lisant un livre en en lisant un autre. Toujours projeté dansl’avenir du signe, de cette chaîne ininterrompue de mots, de temps, plongé dans l’épaisseur destextes, insatiable,secret, ténébreux. Lisant un livre avec un autre. Pessoa, chantre du non-être, ou plutôt être mystérieux et polymorphe, caché, perdu dansles espaces de l’esprit, m’incline à croire que je ne suis pas, que je lis ce que je suis(ou serais), que je me découvre chaque fois que je lis, que je me perds un peu plus à chaque livre refermé. Moi, tous les autres, moi encore. Les délices du liseur ; les joies du rêveur perpétuel. Lire s’approche du rêve éveillé, d’un état unique, une manière de flottaison puisque, Pessoa le dit bien, « jouissant des jours et des livres, et surtout, rêvant tout, pour tout convertir en notre substance la plusintime », le texte se fait soi, et l’on s’égare en ses méandres inquiétants. À chaque fois que je lis, chaque fois qu’une page me tombe (quelle étrange expression !) sous les yeux, je refais l’expérience effarante de la peur, de l’envie, de la dépossession. Intranquille, je lis comme l’animal se nourrit, d’une substance impalpable, fuyante, magique. Nous lisons ce que nous sommes et ne sommes pas, avec ce que l’on a lu, senti, éprouvé. La lecture est un geste dessens sans cesse défait par l’esprit, repris, recommencé sans fin, toujours mouvant, métamorphique. Le gain intime que chaque livre apporte – bons et mauvais – réclame la même profondeur d’analyse que les rêves les plus obscurcis.
Depuis mon adolescence je fais souvent un rêve, presque chaque fois le même. Je me trouve dans une chambre nue, sans meuble, sans fenêtre. La pièce est éclairée alors qu’il n’y a ni lampe, ni aucune source de lumière. Soudain, elle s’obscurcit, jusqu’au noir absolu, inquiétant et informe. J’ai l’impression alors de disparaître, de me défaire de ma consistance, de grandir démesurément jusqu’à saturer l’espace, puis de rapetisser jusqu’à l’impression de n’être plus. C’est un sentiment effrayant jusqu’à l’inimaginable. Fin des sensations logiques, mon corps dilué, senti depuis l’intérieur et éprouvé d’un improbable dehors. L’opération se répète, comme dans le terrier du lapin de Wonderland, sans potion, sans personne, plusieurs fois. Au bout d’un temps qui ne connaît pas de mesure, une tache lumineuse apparaît au centre de la chambre noire, qui se précise peu à peu. Je m’en approche sans bouger. C’est un livre lumineux, brillant, brûlant d’un feu indescriptible (comme le buisson de l’Ancien Testament peut-être) dont les pages sont tournées par deux mains très blanches coupées au niveau des poignets. C’est alors que je me ressouviens d’un personnage, d’une description, d’un dialogue, d’une phrase ou d’un vers particulier, et que je me réveille.
Pessoa a sans doute raison, et je lis autant que je rêve que je lis, lisant comme je rêve. Perdu au milieu de l’immense Bibliothèque comme dans un labyrinthe, chaque livre est une miette laissée sur le chemin de Poucet (étant petit moi-même, je me suis toujours attaché à lui), chaque livre est une porte qui s’ouvre, que l’on choisit ou non d’emprunter. Une porte qui s’ouvre sur une porte qui s’ouvre sur une porte… Certains (les adultes pour Poucet) cherchent à nous égarer et les mots qui font les livres, leur ordre, l’univers qu’ils créent,sont autant d’architectures qu’il faut entreprendre modestement, à chaque clignement de la paupière, à chaque ligne parcourue, à chaque page tournée, à chaque livre refermé, comme un long travail de tapisserie infiniment recommencé. Lire est une association infinie, un voyage témérairement entrepris, un hasard toujours refondé. Critiquer, c’est lire autant qu’éclaircir ces chemins détournés et dangereux, que recommencer le même rêve inquiétant. C’est comprendre ce qu’on lit et pourquoi le lire ainsi, le penser avec le reste immense de notre vie. C’est célébrer la liberté peut-être et dire, avec Pessoa toujours que « Je lis, et me voici libre. J’acquiers l’objectivité ».
Hugo Pradelle
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