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 Il existe, dans l’œuvre déjà fournie d’Éric Chevillard, quelques sommets mémorables. Citons, en fonction de nos goûts, jadis La Nébuleuse du crabe (1993), naguère L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster (1999), plus récemment Du hérisson (2002). Mais la dernière parution de ce romancier entre tous inclassable, Choir, qui est aussi le premier texte de son auteur où la volonté d’amuser se fasse très sporadique, se situe à notre avis loin au-dessus de ces pourtant excellents titres.
 Il existe, dans l’œuvre déjà fournie d’Éric Chevillard, quelques sommets mémorables. Citons, en fonction de nos goûts, jadis La Nébuleuse du crabe (1993), naguère L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster (1999), plus récemment Du hérisson (2002). Mais la dernière parution de ce romancier entre tous inclassable, Choir, qui est aussi le premier texte de son auteur où la volonté d’amuser se fasse très sporadique, se situe à notre avis loin au-dessus de ces pourtant excellents titres.

L’argument de Choir, cela ne surprendra pas l’amateur, se résumerait en peu de lignes. Sur une île en forme d’atoll balayé par les vents, pourrie de marécages, envahie de punaises et de mouches, une humanité misérable se traîne, ne trouvant la force de survivre qu’en écoutant, jour après jour, l’histoire de l’un des siens, racontée en boucle par une espèce de prophète hirsute qui prédit le proche retour de l’évadé. Car celui-ci, né monstrueux (six orteils à chaque pied), est le seul îlien à avoir su quitter ce séjour infernal, en construisant une fusée à partir des débris de récurrentes catastrophes aériennes. Ilinuk, c’était son nom, dès sa disparition, s’est changé en un dieu, au moins dans les éructations de Yoakam. Nul doute qu’il ne doive revenir en son vaisseau splendide pour sauver ses anciens compagnons d’infortune.

Et c’est bien ce qui se passe. Sauf que l’apparition finale de l’OVNI constitue une apocalypse, aux deux sens du terme, une révélation effroyable (Ilinuk était une pure invention de son rhapsode, le monstre polydactyle se confondant avec Yoakam), une catastrophe sans nom (le serpent extraterrestre aux mille têtes n’embarque que les punaises).

Entre l’invocation initiale à Ilinuk le grand le miséricordieux et cette fin abruptement déceptive, deux cent cinquante pages où rien ne se passe, sinon, au plan anecdotique, un aperçu des occupations et coutumes d’un peuple terrassé, une sorte de Voyage en Grande Garabagne mais horriblement circulaire, clos sur lui-même et, nous le comprenons à la fin, pour l’éternité, une éternité sans rédemption ni remède. Or, de rédemption il serait grand besoin, car ces hommes-là sont méchants comme la gale, ils haïssent leur terre, ils se haïssent entre eux, ils se haïssent eux-mêmes, tourmentent les enfants qu’il leur arrive de procréer par une négligence coupable, désolent leurs bêtes de somme, salopent leurs productions vivrières, bouffent des ordures, abritent cependant en marge de leurs hideuses cohortes des artistes qu’ils persécutent et méprisent.

En tout cela, bien sûr, c’est à nous qu’ils ressemblent avec fureur et nous ne sommes guère étonnés d’apprendre, sous la plume du scribe anonyme qui depuis le début consigne les horreurs dont il est témoin – il ne le fait que par devoir et dans l’espoir d’assister en pécheur repentant à la parousie d’Ilinuk –, que l’épouvantail censé se dresser au centre de l’île, ce mannequin que tous redoutent même d’entrevoir, en réalité n’est lui aussi qu’un fantasme suscité par la rencontre de chacun avec chacun à quelques croisement des routes de leur commune prison.

Le jeu de Flaubert avec la lettre du texte biblique dans Hérodias laisse subsister tout entière la possibilité que la décapitation de son Ioakanann (Jean-Baptiste) et l’énigmatique formule « Pour qu’il croisse, il faut que je diminue » annoncent effectivement la venue du Christ sauveur.

Beckett laisse tout entière subsister la possibilité que l’attente de Wladimir et Estragon, qui espèrent Godot et voient arriver Pozzo le tyran, finisse un jour par être récompensée, l’imposteur Pozzo une fois rentré dans le néant.

Chevillard, qui se souvient de l’un et de l’autre, fait de ses piètres héros des vaincus définitifs. Ne subsiste plus en Yoakam qu’un écho tronqué de Iaokanann. Quant au scribe de Choir – c’est le nom même de la terre qui le porte –, impossible à lui de conserver la moindre illusion sur la venue ultérieure d’Ilinuk, puisqu’il a vu de ses yeux que Yoakam (pendu et non décapité, tandis qu’autour de lui fluctue la farandole obscène des têtes, qui dégouline du vaisseau spatial) et Ilinuk, en somme que Godot et Pozzo, ne font qu’un, la foi du charbonnier s’étant effondrée d’elle-même sur elle-même. La brutalité avec laquelle Chevillard répond au « retour du religieux » dont on nous rebat les oreilles serait donc rafraîchissante.

Mais le tragique de Choir réside en cela : que son attaque frontale contre tout mythe religieux aboutit à un mur. Les sinistres habitants de Choir s’entêtent stupidement à rêver d’un au-delà de leur séjour funèbre. Ils pataugent dans le cloaque où ils ont chu de naissance et tout prouve – tout a prouvé depuis le commencement du livre, et du monde – que leur chance de s’en tirer est inexistante. Il faut se rappeler les moments de plus intense désespoir de Michaux, celui de Mes propriétés ou de certaines des Tranches de savoir (« Qui laisse une trace laisse une plaie », et surtout peut-être « La fenêtre de la perruche ouvre sur une perruche ») ou de L’Espace aux ombres qui ferme Face aux verrous (« Le cri de la douleur intime est notre cri. Mais personne ne bouge. Qui, dans un hôpital, se retourne pour un gémissement ? »), si l’on veut aborder au rivage affreux de Choir, à notre rivage.

Ici, contrairement à ce qui se joue, au moins entre les lignes, dans maints autres livres, aucune présence de la créature féminine qui vient hanter, ou émoustiller à distance, la dérive en forme de monologue du narrateur habituel de Chevillard, si bien que, comme le dit La Fontaine dans Les Animaux malades de la peste, « Plus d’amour, partant plus de joie ». On note bien, de loin en loin, le passage fuligineux d’une certaine Zee, mais son ami ne la mentionne que pour la fuir, se prémunissant avec une sorte de terreur contre le risque de la rencontrer, et mesurant paradoxalement les progrès de leur passion réciproque au succès des ruses qu’ils déploient l’un et l’autre pour s’éviter. Peur des conséquences possibles et dégoût de la perpétuation de la maudite espèce qui perdure pour son malheur sur un sol ingrat doté de tous les attributs du réel : on y croise des animaux (chiens, chats et des carnassiers plus considérables, ours, lion, panthère, loup ; les insectes piqueurs y pullulent), des « ateliers » y fonctionnent, on y cultive des légumes, même s’ils n’entrent en composition que de brouets infâmes.

Qu’y a-t-il donc qui séduise si fort dans Choir, auquel manque assez singulièrement l’ingrédient de comique décalé et faussement maladroit (à la Harry Langdon) sur lequel reposait en partie le succès de Chevillard, auprès toutefois des seuls lecteurs capables d’apprécier le charme du second degré ? La réponse est aisée : Choir, c’est deux cent cinquante pages de vraie littérature, où le style unique de l’écrivain se déploie avec une virtuosité qui n’a jamais été aussi grande.

C’est d’ailleurs en examinant d’un peu près cette virtuosité que l’on comprend, malgré la différence frappante des tons (plus folâtre jadis et même naguère, plus assombri et, si l’on veut, « sérieux » dans Choir), l’unité d’une écriture foncièrement répétitive – au sens où l’est, par exemple, la musique de Phil Glass, ou celle de Bach. Tout, dans ce dernier livre, si construit, si écrit, n’est en effet que variation, selon le principe du poème à forme fixe tel qu’il a été inventé par le Moyen Âge, transformé et autrement codifié par Pétrarque, continué par les Grands Rhétoriqueurs puis la Pléiade. Il s’agit d’un travail au petit point d’une extrême difficulté (dans les dizains de Maurice Scève par exemple), qui consiste à produire « n » textes à partir d’un seul thème (la rencontre amoureuse dans la Délie de Scève, le pourrissement du monde, dans Choir), et par conséquent, dans ce dernier texte, de trouver d’infinies variations autour du noir ou du gris, de l’attente du Messie, de la tristesse et de la déréliction, de l’ennui des jours, du rien des paysages, etc.

Ainsi la matière même dont Choir sera tissé est-elle donnée au lecteur (en trois volets : évocation d’une terre immonde, imprécation des condamnés à y vivre, récit en italiques de la saga d’Ilinuk, vociférée par Yoakam) dès les trois premières pages du livre, chacun des paragraphes qui le composent constituant une variation savante, retorse, inventive, à partir de cette immuable donnée triple. Or ce type d’écriture était à l’œuvre dès les débuts de Chevillard.

Mais l’auteur écrit aujourd’hui en s’imposant une contrainte supplémentaire, qui était déjà celle de l’antique forme fixe et notamment du sonnet. Chaque variation, ou paragraphe, doit s’achever sur ce que Pétrarque nommait un concetto, une « pointe », image frappante, chute inattendue, trait d’esprit. Et comme Chevillard n’en est pas à une gageure près, il faut que le livre, pris cette fois dans son ensemble, ne soit en fin de compte qu’une manière de sonnet démesuré, dont l’ultime variation offre la plus surprenante, la plus haute, la meilleure « pointe » possible, ramassant la totalité du texte en cette fulgurante et néanmoins simple équation : Yoakam = Ilinuk.

Pour qui aime la perfection formelle, et que l’exercice de style en sa splendeur (celle, mettons, d’un Ponge) épanouit pleinement, la lecture de Choir s’impose.

Maurice Mourier

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