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Une nuit au Ritz

 Le 22 novembre, il y avait beaucoup de monde au Père-Lachaise, pour suivre Marcel Proust jusqu’à sa dernière demeure, selon le cliché consacré. Shakespeare et Cervantès, Thomas Bernhard et Italo Calvino, Perec et Flaubert, Diderot et Jarry. Joyce aussi, que l’auteur de La Recherche avait rencontré au soir du 18 mai, dans un salon du Ritz. Tout cela s’est passé – enfin presque.
 Le 22 novembre, il y avait beaucoup de monde au Père-Lachaise, pour suivre Marcel Proust jusqu’à sa dernière demeure, selon le cliché consacré. Shakespeare et Cervantès, Thomas Bernhard et Italo Calvino, Perec et Flaubert, Diderot et Jarry. Joyce aussi, que l’auteur de La Recherche avait rencontré au soir du 18 mai, dans un salon du Ritz. Tout cela s’est passé – enfin presque.

Ce n’est pas au Ritz que Joyce et Proust se sont rencontrés, mais au Majestic, et ils ne se sont pas vraiment parlé. Et à l’enterrement, on aurait eu du mal à rassembler cette Pléiade, sauf à accomplir des miracles. Mais des miracles, un romancier peut en accomplir, et Patrick Roegiers se le permet dans la jubilation et l’allégresse.

Son roman, La Nuit du monde, est en effet un texte joyeux, plein d’allant et d’élan, un portrait de deux écrivains d’exception, en un temps d’exception. Quand il les réunit, le narrateur évoque un troisième artiste, musicien celui-là, présent lors de cette soirée : Stravinski présente Le Renard, une pièce de chambre, et ses mécènes, les Schiff ont invité du monde pour célébrer l’œuvre.

L’année 1922 est une année de grâce, un peu comme 1913, son Sacre du Printemps et Alcools d’Apollinaire. Joyce est devenu célèbre avec la publication d’Ulysse, Proust a terminé (est-ce vraiment le cas ?) la rédaction de La Recherche du temps perdu. Et Stravinski compose. On pourrait faire la liste des événements culturels et des œuvres de l’année ; c’est sans doute la seule qu’on ne trouve pas dans le roman de Roegiers. L’énumération est en effet l’un des procédés du narrateur pour présenter les deux hommes et mieux que tout elle résume une époque. Ainsi celle des qualificatifs employés pour désigner Proust, « concierge dilettante » ou « plagiaire impudent » traduit l’incapacité d’une époque à voir plus loin que le bout de son nez. D’autres listes, celles des phobies de l’écrivain français et des détestations de son homologue irlandais permettent de dresser le portrait en creux des deux hommes. La phobie des rats éprouvée par Proust serait à l’origine de La Peste, le roman de Camus. Et Proust faillit tenir la rubrique des chiens écrasés au Figaro. Animal que détestait Joyce. La plaisanterie de Roegiers va un peu plus loin : la littérature tisse des liens secrets à distance, se construit sur des échos, à partir de détails apparemment insignifiants. C’est toute sa beauté.

Les détails sont précisément ce qui fait la singularité et la complémentarité des deux hommes. Tout chez eux est surprenant. Le début du roman raconte l’entrée d’un homme « affété comme une gravure de mode, emmitonné dans [un] accoutrement d’une autre époque », « carrossé sous [une] carapace pesante ». Il est très malade, épuisé par le travail nocturne, par les crises d’asthme. Celui qui le voit entrer n’est pas dans un bien meilleur état mais il vivra encore une petite vingtaine d’années. Si Proust est soucieux de son vêtement, Joyce peut se promener sans se préoccuper de son allure : « un falzar de flanelle grise flemmardait sur ses sandales de toile blanche […]. Ses chaussures de tennis choquent le dandy qui a ses marques, et ne saurait acheter ses plastrons de soie que chez Charvet et ses bottillons à boutons chez Old England… » Bien avant Breat Eston Ellis, Proust fait la mode. Bien sûr pas que cela.

Le roman de Roegiers, très documenté sans que cela ne pèse, évoque la vie et les œuvres des deux écrivains. Il n’entre pas dans le détail des textes, ne cite pas Ulysse ou La Recherche. C’est tout juste s’il rappelle que Bloom est aux toilettes lorsque débute le roman (là même où mourut Adrien Proust, la « mère à moustaches » de Marcel) ou s’il parle des personnages : on apprend qu’Agostinelli est nommé 2 360 fois Albertine dans le roman proustien. Roegiers montre surtout ce que l’œuvre représente de souffrances, de sacrifices, d’errances lestées de douze kilos de notes pour l’un, et de claustration synonyme d’immobilité dans un lit pour l’autre. Ce sans-pathos, sans jouer sur le registre mythologique de l’écrivain portant sa croix. Rien de romantique, rien d’éthéré : le lent travail du romancier devenu araignée : « Confit dans la naphtaline ou la pelure de radis pelé, recoquillé comme le colimaçon dans la coquille ou le zeste dans le cerneau de la noix, il s’emmitonnait dans son lit déodoré par la fumée et tissait sans dételer son arantèle telle une tarentule tramant les rets de sa toile. » Si l’un est diurne l’autre nocturne, l’un voyageant, l’autre immobile, tous deux ont des points communs dont celui de se mettre en danger, de courir tous les risques : « Tous deux façonnaient le monument de leur œuvre sur l’ébranlement continu de leur être » résume Roegiers.

La Nuit du monde célèbre la littérature, mais d’abord la langue. L’auteur n’a rien inventé. Pas plus ces mots au charme suranné, ces « s’apâlissait », « anhélait » et autres « mourissant » que les épithètes accablant les « écrivassiers, « fesse-cahiers » et autres « peigne-culs pindariques » qui suivent le cortège funèbre en novembre 22. Joyce connaissait un grand nombre de langue, du gaélique au yiddish, du danois au grec moderne. Proust avait son orthographe, connaissait déjà la langue SMS quand il « fé trop cho pour sla » ou le « Queneau » quand il écrivait « bonçouar ». Ils inventent, et avec eux Roegiers invente.

On ne se trouve pas devant un monument érudit, devant l’un de ces « biopics », genre cinématographique aussi lourdingue qu’envahissant, que l’auteur du Contre Sainte-Beuve aurait détesté. C’est une fête qui s’achève au milieu de la nuit, dans un « sapin » ou « teuf-teuf » qui ramène Proust rue Hamelin. Un passant lui demande s’il est Marcel Proust, et à l’instar de Beckett un demi-siècle plus tard il répond « Oui, et après ? ».

Ah oui, pour finir : Proust exigeait que l’on dise « Marcel Proust ».

Norbert Czarny

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